Idées
Vous avez dit musulmans ? (suite et fin)
Identité, autorité religieuses en islam, le congrès d’Amman (en juillet dernier) a travaillé sur des points essentiels, dans une approche unificatrice et avec la volonté de construire les bases d’une nouvelle entente sociale. Reste une question-clé : quel rôle l’islam est-il appelé à jouer dans l’espace public, quelles sont les vues de ceux qui veulent en faire une force politique
majeure ?
L’initiative d’organiser le congrès d’Amman (en juillet dernier) visait à défaire certaines attitudes que les musulmans ont héritées du passé. Sunnites, chiites et kharijites, quoique vivant côte à côte depuis des siècles, n’ont jamais appris à s’accepter mutuellement et à considérer leurs différences comme légitimes. Au moment où les comportements politiques sont déterminés par les attitudes en matière de religion, s’est-on dit, il fallait retravailler certaines conceptions dominantes pour construire les bases d’une nouvelle entente sociale.
Un souci des plus louables, à n’en pas douter. Mais en fait, quel rôle l’islam est-il appelé à jouer dans l’espace public, à un moment où les sociétés musulmanes connaissent des mutations sociales et politiques profondes? Quelles sont les vues de ceux qui veulent faire de l’islam une force politique majeure de nos jours ?
On reproche souvent aux partisans de l’islam politique de n’avoir pas de programme politique précis, de n’offrir aucune alternative réelle aux politiques pratiquées par leurs adversaires. On leur fait remarquer que leurs discours sont basés sur des slogans, qu’ils expriment le rejet de pratiques qu’ils considèrent comme opposées à l’islam et n’indiquent jamais clairement ce que la «voie islamique» serait réellement. L’évocation de principes moraux de portée générale, ou de l’âge d’or passé, leur dit-on, sont en fait des mythes qui font naître de la nostalgie pour un passé qui n’a probablement pas été comme on l’imagine, plutôt qu’un plan pour des institutions politiques ou un programme de gouvernement.
Partant de là, des observateurs contemporains se sont intéressés aux quelques cas où ces partisans ont effectivement acquis le contrôle de l’Etat, et où ils se sont trouvés obligés de mettre en œuvre l’«alternative islamique» qu’ils ont préconisée et qui leur a permis de mobiliser les foules. Le cas le plus célèbre est, on le devine aisément, l’Iran. Justement, à propos de ce pays, Timothy Garton Ash, un des politologues les plus connus de nos jours, vient d’arriver à la conclusion que le principe organisateur de la république islamique peut être résumé en quatre points :
1. Il n’y a qu’un seul Dieu et Muhammad est son Prophète ;
2. Dieu sait au mieux ce qui est bon pour les hommes et pour les femmes;
3. Le clergé islamique [les clercs religieux], et particulièrement les plus doctes d’entre eux, savent au mieux ce que Dieu veut ;
4. En cas de désaccord entre les doctes, leur chef suprême décide.
On peut aisément reconnaître là les principes communs à tous les partisans de l’islam politique même si, pour les contextes sunnites, des aménagements doivent être introduits. Comme on le sait, il n’a pas de clergé hiérarchiquement structuré dans les contextes sunnites. L’absence de structure hiérarchisée n’est pas, contrairement à ce qu’on peut penser, une ouverture. Elle offre simplement la possibilité à des prédicateurs autoproclamés d’intervenir et, pourvu qu’ils trouvent un soutien suffisant, de supplanter les oulémas et fuqaha en place. C’est cela qui explique la surenchère à laquelle on assiste parfois. Pour obtenir du soutien, pour se faire entendre, on a besoin de se faire plus «déterminé». En outre, comme il n’y a pas, dans ces contextes, d’arbitre en cas de désaccord, il arrive trop souvent que la discorde règne.
Les «masses» savent que nul savoir accumulé par les hommes n’est parfait
Mais par-delà ces nuances qui séparent des contextes musulmans différents, la question essentielle demeure. Peut-on accepter aujourd’hui que ces principes régissent la présence de la religion dans l’espace public? On peut dire que, autant les deux premiers principes se situent au-delà des limites du discutable, à savoir que Dieu est un, que le Prophète est son messager, qu’il sait mieux ce qui est bon pour l’humanité, autant le troisième et le quatrième paraissent, de nos jours, inacceptables. La conception que nous avons aujourd’hui du savoir interdit d’accorder à des humains la capacité d’accéder à la science absolue et, en conséquence, de prescrire à leurs concitoyens, de manière autoritaire, ce qui serait conforme à la volonté de Dieu. Tout au plus, les «doctes» peuvent accumuler un savoir sur les textes produits par les anciens (d’autres humains), un savoir qui demeure toujours sujet à discussion, toujours perfectible. Autrefois, dans des contextes où l’accès à l’écrit était l’apanage d’infimes minorités, les masses accordaient aux prédicateurs, oulémas et fuqaha un pouvoir total. Elles traitaient les porteurs du message avec presque la même déférence que le message lui-même.
Aujourd’hui, nos «masses» ont accès aux sources de ce savoir, les textes écrits, et à bien d’autres sources, inconnues des générations antérieures. Elles savent également que nul savoir accumulé par les hommes n’est parfait. Ce que Dieu veut, le bien suprême pour la collectivité, ne peut être approché qu’à travers des débats continus entre les mortels que nous sommes, ayant un accès égal à différentes sources, autant religieuses que «profanes». Nul ne peut s’arroger l’autorité ultime sur ces questions même si, par profession ou par intérêt personnel, il a pu dédier plus de temps à l’étude des textes.
Dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, les références religieuses doivent nous fournir des repères essentiels sur le sens de l’existence et sur les principes moraux. Elles ne sont pas censées nous donner des prescriptions toutes faites sur la manière de gérer la chose publique, ni autoriser qui que ce soit à s’ériger en autorité religieuse ultime dans l’espace public
