Idées
Une langue sans mode d’emploi
Collette disait à propos de la meilleure manière de cultiver son propre style littéraire : «Il faut, avec les mots de tout le monde, écrire comme personne». Belle définition, en effet, de ce qu’est le style personnel d’un auteur.

Loin de ce que prônait Collette, et bien avant elle, le comte de Buffon proclamait dans le discours à sa réception au sein de l’Académie française en 1753 : «Le style c’est l’homme». Il faut entendre ici à la fois l’ordre et le mouvement que l’on met dans sa pensée. «Bien écrire, dit-il, c’est tout à la fois bien peser, bien sentir et bien rendre…». Mais Buffon, homme de son époque et aristocrate cultivant l’art de l’éloquence pratiquée par une élite, n’allait pas jusqu’à accepter des écrits, même bien tournés, calqués sur la langue du peuple : «Ceux qui écrivent comme ils parlent, disait-il avec mépris, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal». Pourtant, nombre de romanciers et de poètes ont écrit des choses belles et profondes avec les mots de tous les jours. Partout et dans toutes les langues, il y a ceux qui écrivent bien et pensent clairement pour être lus et compris par le plus grand nombre. Il y a également ceux qui écrivent et parlent bien mais pensent mal. Ou le contraire. Cependant, la tendance à la clarté et à l’éloquence est moins fréquente chez beaucoup de penseurs, d’économistes et autres chercheurs dans les sciences humaines. Sans parler de certains philosophes ou ceux qui passent pour tels. Voilà pourquoi on trouve rarement des essais rédigés dans une langue et un style accessibles.
A propos de langue, puisqu’on est dans un pays où ce problème se pose avec acuité, quoique prétendent ceux qui sont enferrés dans quelques certitudes identitaires faussement patriotiques. Ceux-là, peu nombreux mais criant assez fort parce que parvenus à certains lieux de pouvoir, sont de plus en plus audibles. En effet, après le faux débat sur l’usage de la darija comme langue véhiculaire, un autre débat a surgi lors de la réforme de l’enseignement. Ceux qui ferraillaient pour substituer le dialecte à l’arabe classique ont rangé leurs arguments populo-linguistiques. Quant à leurs opposants, occupés à défendre mordicus l’usage continu de l’arabe classique dans le parcours scolaire (tout en proposant le remplacement du français par l’anglais), ils demeurent persuadés que le statu quo fait leur affaire. Peut-être, mais, hélas, pas celle des nouvelles générations. Et voilà qu’entre-temps, une nouvelle langue, une sorte de novlangue est en train de prendre place, d’évoluer et de se répandre parmi les jeunes et les moins jeunes à travers les réseaux sociaux. C’est la langue la plus bourdonnante utilisée comme moyen de communication. Elle est faite de bric et de broc, de clics, de clacs et de diverses émoticônes. Aux aguets, la publicité s’en est déjà emparé car les pubards sentent bien avant tout le monde la direction du vent. On le voit sur les panneaux d’affichage sur les routes et les carrefours, à la télé et bien sûr dans la blogosphère qui sème à tout vent. Cette novlangue est un mélange hétéroclite d’arabe, d’anglais et surtout d’une darija anglicisée, francisée, hachée, hashtaguée, abréviée et numérisée (remplacement de certaines lettres par les chiffres 3, 7,9…). Bref, un nouvel idiome piqueté d’étranges signes quasi cabalistiques, de sorte que même un étranger polyglotte arrivant dans le pays y perdrait son latin dès l’aéroport. Observateurs neutres de ces nouveaux temps marocains, nous autres arpenteurs de nos rues hérissées de panneaux outrageusement tagués, de nos smartphones vibrionnant d’alertes et de notifications, nous voilà désormais habitués peu à peu à ce nouvel imaginaire surgi de nulle part telle une génération spontanée.
Dans quelle langue devrait-on nous adresser à ce nouveau monde surgi à notre insu mais en notre sein? Quels seraient les contours de ce nouveau système éducatif que les gens du monde d’hier concoctent pour ceux d’aujourd’hui et pour être en phase avec le contemporain ? Et que faire de ce que prônait Collette pour écrire comme personne avec les mots de tout le monde ? En arabe, en darija, en amazigh ou même en français ? Et Buffon et son style ? Le style n’est plus l’homme ou la femme. Le style c’est le signe. Celui-là même qui relie, qui rallie et qui uniformise la pensée, l’aplatit et l’appauvrit.
Finalement, l’homme a mis des milliers d’années pour inventer l’écriture. Ici, en moins de 20 ans, on a inventé une langue étrangère dotée d’une écriture tout aussi étrange. Une langue sans mode d’emploi. A qui la faute, interrogeront ceux qui passent leur temps à chercher des coupables au lieu de réfléchir à des solutions ? A cette même question et à propos du même phénomène constaté dans son pays, le regretté Michel Serres, philosophe décédé récemment, rendait les philosophes et les élites intellectuelles français responsables de ce manque de vigilance dans la gestion des nouvelles exigences éducatives. «Engagés dans la politique au jour le jour, écrivait-il, ils n’entendirent pas venir le contemporain». Ici, au moins, on ne peut pas faire endosser à nos philosophes une telle responsabilité.
