Idées
Un nouveau cogito africain
Philosophes, historiens ou économistes, ces personnalités africaines vivent pour la plupart hors d’Afrique, enseignent et produisent des travaux en Occident. Formés par des universités occidentales, notamment dans les sciences humaines, certains d’entre eux sont engagés dans des études post-coloniales. Ils instruisent souvent le procès de l’Occident mais à partir de l’Occident.

S’il est un continent dont on a prévu le pire comme le meilleur quant à son avenir, mais souvent le pire, c’est bien l’Afrique. A cela plusieurs raisons, les unes expliquant les autres et parmi lesquelles, et entre autres son ancienneté (berceau de l’humanité et terre d’origine des premiers hommes) ainsi que les diverses dominations qu’elle a subies à travers son histoire récente. Pauvre et démunie économiquement, malgré les richesses qu’elle recèle, surpeuplée et menacée par une explosion démographique à courte échéance, l’Afrique fascine autant qu’elle inquiète une Europe dont certaines puissances avaient colonisé nombre de ses pays, et ce, jusqu’à la moitié des années 60 du siècle dernier. Depuis le triste et célèbre constat d’échec fait par l’ingénieur agronome français, René Dumont, en 1962 dans un ouvrage au titre cinglant, «L’Afrique noire est mal partie», d’autres prédictions tout aussi catastrophistes ont suivi. Il faut dire que, tant sur le plan de la gestion économique que s’agissant des politiques suivies par la plupart des dirigeants et dictateurs africains, les prédictions alarmistes des experts sur l’avenir du continent étaient hautement justifiées. Cette Afrique qui a vu la naissance de Lucy, notre ancêtre vieux de plus de trois millions d’années (et qui, anecdotiquement, doit ce joli nom à la chanson des Beatles «Lucy in the Sky with Diamonds» que des paléontologues écoutaient pendant les fouilles) est aujourd’hui au centre d’un débat pour une fois pris en charge par ses propres enfants. Une nouvelle génération née au sein des élites éduquées en Afrique et ailleurs jette un nouveau regard sur le présent de ce continent malmené par l’histoire et s’interroge sur son identité. Dégagés de l’influence coloniale, des intellectuels et chercheurs universitaires africains proposent pour l’avenir de cette terre et de son peuple un autre paradigme. Certains d’entre eux s’inspirent de l’universalisme optimiste du président-poète Léopold Sédar Senghor, l’ancien chef d’Etat du Sénégal. Ce chantre de la Négritude, mouvement politico-culturel créé avec deux autres poètes: Aimé Césaire et Gontran-Damas, était nourri aux sources de plusieurs traditions tout en s’ouvrant sur ce qu’ils appelaient une «civilisation de demain». Une myriade de penseurs a érigé une nouvelle pensée afin d’émanciper mentalement et l’on compte parmi eux des philosophes et historiens de toutes les régions d’Afrique anglophone et francophone. Il y a deux ans, en octobre 2016, et pour la première fois, un Atelier de la pensée avait réuni de nombreuses personnalités à Saint-Louis au Sénégal afin d’élaborer «le renouveau d’une pensée africaine plurielle».
Cela a donné, à l’époque, l’occasion au journal Le Monde d’établir une galerie de portraits sous ce titre: «Les dix penseurs africains qui veulent achever l’émancipation du continent». Parmi cette dizaine d’intellectuels on retrouve des noms tels que Achille Mbembe, Felwine Sarr, Kwame Anthony Appiah ou le Franco-marocain Rachid Benmakhlouf… Un an avant, l’Académie du Royaume du Maroc avait déjà consacré en décembre 2015 sa 43e session à un thème tout aussi ouvert et émancipateur : «L’Afrique comme horizon de pensée». L’une des voix éloquentes de cette nouvelle génération de penseurs africains est celle du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, né à Saint-Louis au Sénégal en 1955.Professeur de français et de philosophie à l’Université Columbia de New York après avoir enseigné dans son pays et en France, Bachir Diagne veut porter haut une «nouvelle pensée africaine» et appelle à redéfinir les termes d’une nouvelle vision de la démocratie en Afrique. Au cours de son passé récent et depuis les indépendances, le continent aura tout essayé : dictatures militaires avec ses présidents illuminés, fantoches ou sanguinaires, expériences socialistes aussitôt avortées et élections truquées sur fond d’émeutes récurrentes… Pour ces nouveaux penseurs africains, nés après les indépendances, il s’agit donc aujourd’hui de mettre la raison au centre de la réflexion sur l’avenir, de marquer la fin des stéréotypes hérités du colonialisme et d’installer la pensée dans les choix politiques des régimes en place en réconciliant l’universalisme des droits de l’homme avec les traditions continentales.
Philosophes, historiens ou économistes, ces personnalités africaines vivent pour la plupart hors d’Afrique, enseignent et produisent des travaux en Occident. Formés par des universités occidentales, notamment dans les sciences humaines, certains d’entre eux sont engagés dans des études post-coloniales. Ils instruisent souvent le procès de l’Occident mais à partir de l’Occident. Jetant un regard sévèrement critique sur le monde colonial d’hier, ils interrogent les savoirs existants du présent en Occident tout en revenant à certaines traditions anciennes de leurs pays d’origine. Tout cela donne une pensée hybride qui vise l’élaboration d’un nouvel universalisme né d’un double exil, géographique et identitaire, et dissocié de celui des Lumières.
