Idées
Un mythe à deux têtes
Notre vie au quotidien est remplie de mythes et s’en nourrit. Mais si notre culture et nos coutumes sont fondées sur la notion de l’interdit, elles aussi se nourrissent de mythes et s’abreuvent à la source de croyances diverses.

Généralement, la notion de l’interdit implique que ce qui ne l’est pas est permis, mais tout cela n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, et de nos jours encore moins. Sur le plan de la morale le licite et l’interdit sont souvent assez vagues et donc sujets à discussion et à interprétations. Mais les religions sont arrivées pour les fonder, les graver dans des tablettes, du marbre ou des parchemins pour en préciser le cadre et brandir parfois la menace de la sanction. Avec l’évolution de l’humanité, le triomphe du progrès et son influence sur la vie et le comportement en société, l’homme s’est adapté et, plus encore, a adapté le contenu de la religion et celui des traditions à sa vie quotidienne. Dans la société de consommation effrénée telle qu’elle se présente aujourd’hui, la tradition et ses mythes ne posent aucun problème à la logique de l’engrenage qui fait tourner la machine du profit. Le système libéral et la logique du profit, qui sont les fondements principaux du Marché, ont depuis longtemps compris que rien ne disparaît car tout se transforme. Et s’il est des traditions qui disparaissent, nombre d’entre elles persistent et s’adaptent ou se renforcent même dans les sociétés les plus sécularisées: cas de certaines fêtes telles que Noël, Nouvel An, Halloween et autres célébrations plus ou moins religieuses, voire païennes.
Mais qu’en est-il des sociétés traditionnelles non sécularisées ? S’agissant de consommation, le cas le plus élémentaire est bien entendu celui des habitudes alimentaires. Le halal, comme son nom en arabe l’indique, est ce qui est permis et est donc licite. Cette notion désigne, pour l’interdire, tout aliment basé sur le porc ou l’alcool ainsi que les cosmétiques dans lesquelles entrerait une de ces composantes. Et puis il y a aussi la viande de bêtes mortes mais non saignées. Une sourate du Coran qui le précise est on ne peut plus claire : «Il vous est interdit de manger les animaux morts, le sang, la chair du porc et tout animal sur lequel on aura invoqué un autre nom que celui de Dieu» Si pour les cosmétiques peu de gens, sauf les plus tatillons, veillent à ce que l’interdit soit respecté, il en est autrement quant à l’alimentation. Au point que certains gouvernements de pays musulmans, allant encore plus loin que le Coran, fixent par arrêté ministériel– comme c’est le cas en Algérie– les denrées pouvant relever du halal.
La presse de ce pays a cité le contenu de cet arrêté en énumérant non sans ironie la longue liste qui inventorie un certain nombre de denrées : «Porc, sanglier, mulet (sic !) et les animaux nourris volontairement et de manière continue d’aliments non halal, ainsi que les plantes toxiques (encore heureux!) et les boissons enivrantes ou dangereuses…» On remarquera que cette liste à la Prévert, ce pauvre mulet a été rangé manu militari dans la famille du porc. Mais si pour les boissons enivrantes l’affaire est entendue depuis des siècles, on se demande ce qu’est une boisson dangereuse ? Un soda trop calorique et sucré est aussi dangereux de nos jours, d’où les boissons diététiques…
Non loin de ces considérations hautement ou bêtement bureaucratiques, ceux qui ont flairé le bon coup commercial ont depuis longtemps senti venir le vent du «produit tradition» mis en boîte et commercialisé à grande échelle. L’agroalimentaire halal a depuis longtemps le vent en poupe.
Paradoxalement, pour les pays musulmans non sécularisés, c’est un produit d’importation. En effet, ce sont les communautés musulmanes résidantes en Europe qui ont été visées en premier afin de répondre à une demande de leur part. Plusieurs facteurs socio-économiques, idéologiques et politiques ont favorisé cette demande. Pour d’autres pays arabo-musulmans, plus nantis du Moyen-Orient, la forte dépendance en produits de consommation importés, associée aux prescriptions religieuses, a boosté un marché du halal qui s’adapte de jour en jour à la «modernité occidentale» tout en respectant les injonctions de la tradition.
C’est ainsi que deux mythes, celui de la modernité et celui de la tradition, cohabitent sous cellophane pour le pire et parfois pour le rire. On retrouve en effet de la charcuterie–terme inventé pour la chair de porc– à base de dinde, de la bière sans alcool qui fait de la mousse mais ne fait pas tourner la tête, de la saucisse de poulet… S’adaptant aux nouvelles habitudes alimentaires nées de cette double mythologie, les experts en «innovations traditionnelles» (oxymore de cette post-modernité débridée) rivalisent en «recherche et en développement», en marketing et en parts de marché pour alimenter les linéaires des grandes surfaces, se nourrissant sur le mythe comme on se nourrit sur la bête. D’autres secteurs de l’économie et des services (hôtellerie) vont s’y mettre avant que les banques s’y mêlent…La boucle est bouclée et c’est ainsi que le passé rattrape le futur. De leur rencontre un mythe à deux têtes est né…
