Idées
Un mauvais «roman familial»
Interrogé un jour à propos de l’inconsistance des personnages dans les romans d’un confrère marocain, l’écrivain de langue arabe, Mohamed Choukri, répond spontanément dans son bel accent chantant de Tanger : «Ses personnages ne chient pas» (Achoukhouss dialah Laykhraouchi).

C’est la critique la plus courte et la plus criante de vérité jamais entendue dans les cercles littéraires marocains. C’est justement ce genre de jugements aussi spontanés qu’incisifs qui nous manquent ici lorsqu’on jette un regard sur la vie littéraire du pays. Ni les recensions des parutions, ni les entretiens, ni encore moins les thèses universitaires consacrés aux auteurs marocains, dans les deux langues, ne font état de ce que ces écrivains et poètes étaient hors de leur œuvre, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours. Confinés dans des approches brumeuses tracées par la critique et les thésards, nos auteurs ressemblent à des êtres irréels, sans vécu et sans épaisseur physique, voire dans un état quasi végétatif, un peu les personnages dont parlait Choukri à propos de son confrère.
Car enfin, tous ces auteurs ont vécu, lu, bu et vu tant de choses, rencontré sur leurs chemins embûches et entraves. Ils ont aimé et déçu, se sont mariés et quitté, peut-être pour certains, femmes et foyers. Bref, ils ont vécu des vies de bâtons de chaise ou survécu à maintes vicissitudes. Mais nulle trace de tout cela dans les écrits qui leur sont consacrés, ni même dans les entretiens qu’ils ont accordés. Bien au contraire, la critique, au sens d’évaluation objective et même lorsqu’elle est personnelle demeure confite dans l’hommage appuyé et la fraternisation hypocrite (car dans la vraie vie c’est la détestation qui est de mise). Cette critique «fraternelle» (dans cette corporation on s’apostrophe à coup de «Akh», le frère) a donné naissance à une abondante littérature qu’il convient de nommer, «Adab Al ikh’waniate», un appareil critique dithyrambique où tout le monde fraternise avec tout le monde dans la grande nouba de la littérature familiale. Et parfois, la critique n’est pas que «fraternelle», elle est surchargée d’une obséquiosité onctueuse et empreinte de trop de respect envers le recensé, le tout dans une attitude de prosternation affligeante qui annihile tout esprit critique. C’est alors à coup de «oustad» (professeur) ou docteur (docteur en quoi, on se le demande) qu’elle accueille tel auteur dans un entretien comme dans un compte rendu de son ouvrage. C’est en dernière analyse, si l’on ose dire, un «roman familial» à la marocaine qui est à l’inverse de celui dont Freud a désigné la fameuse névrose de l’enfant qui se détache de ses parents. Bref et plus simplement, c’est une mauvaise fiction nationale mal écrite et relevant de l’impensé.
Il faut dire aussi que, des auteurs, nous ne connaissons que ce qu’ils ont publié. Depuis le début de l’édition moderne (à savoir, en littérature, depuis la publication des romans que l’on peut dater à partir du milieu des années cinquante), on ne dispose pas de matière, archivée ou publiée, à même de constituer des documents attestant de la mémoire et du parcours de cette littérature. Et quand on sait que ces auteurs ont rarement entretenu une correspondance, publié ou laissé des carnets ou des journaux de nature à renseigner sur la confection de leurs œuvres, on peut imaginer le silence de ces dernières ; mais aussi, peut-être, la difficulté de la tâche du critique face à ce silence. En effet, il y a dans la vie et l’œuvre d’un auteur, une période d’avant, un amont où la gestation, la préparation et ce qu’on appelle en anglais «Work in progress» qui font partie du travail de recherche et éclairent parfois une œuvre. En plus de la correspondance, exercice peu prisé chez nous, alors que l’on dispose maintenant de lettres d’auteurs du XIXe siècle. Echangée avec des écrivains tous prestigieux, avec des amis, des membres de la famille ou des quidams, cette correspondance est, parfois, à elle seule, une œuvre littéraire. Sans remonter jusqu’à Flaubert, dont on publie et commente encore la correspondance, on peut lire des lettres d’auteurs contemporains, romanciers ou essayistes qui participent grandement à la compréhension de leur œuvre. Elles sont aussi des documents historiques et une part du patrimoine immatérielle d’une nation. Le chercheur et universitaire français, Bernard Masson, qui a présidé au choix et à la présentation de la correspondance de Flaubert, écrit très justement à propos de celle de Proust: «C’est une activité médiate, entre l’amont et l’aval, ni tout à fait une œuvre, au sens strict, ni le simple agenda chronologique d’une somme de gestes contingents et d’incidents fortuits. S’il fallait désigner d’un mot ce statut ambigu d’œuvre à mi-parcours, celui de miroir transparent conviendrait à mon propos».
C’est donc ce miroir transparent – tout ce qui accompagne la fabrication d’une œuvre ou tout ce que charrie son auteur au cours d’une vie–, qui manque encore à notre critique pour qu’elle s’exprime en connaissance de cause à propos de ceux et celles qu’elle recense ou qu’elle encense n
