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Idées

Un immeuble et deux journaux (17)

D’autres réformes, réformettes, sauts d’humeur politiques et autres aberrations pédagogiques ont fini par abrutir pas moins de deux générations tout au long d’un demi-siècle. On en paie encore le prix aujourd’hui.

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chronique Najib refaif

Eduqué dans un bilinguisme à l’équilibre improbable, j’ai commencé l’exercice du journalisme dans la langue qui me semblait la plus proche de ma manière de penser et de lire le monde. Non que je ne pus le faire en arabe, mais parce que cette dernière, superposée à la langue maternelle, darija, «chahutaient» ensemble mes idées. De plus, certains professeurs d’arabe et leur façon de penser et de se comporter m’ont quasi définitivement convaincu que je ne pouvais rien attendre de ce côté-là. Je fais partie donc de cette dernière génération d’élèves scolarisés au début des années 60 qui va échapper de justesse à la première vague d’arabisation au pas de charge imposée arbitrairement et collectivement à notre jeunesse. La deuxième vague, on le sait, va ajouter une couche d’islamisation, et ce, avant même que la déferlante wahabite ne fasse le reste. D’autres réformes, réformettes, saute d’humeur politiques et autres aberrations pédagogiques ont fini par abrutir pas moins de deux générations tout au long d’un demi-siècle. On en paie encore le prix aujourd’hui.

La langue française était pour moi, et l’est peut-être encore, un langage de communication et de communion à la fois étranger et proche. C’est précisément cette ambiguïté qui me séduisait et expliquait mon penchant vers cet idiome. Tout ce que je savais de cette langue, de son environnement culturel et de l’histoire de ses locuteurs, je l’ai appris ici dans mon pays. A l’école, au lycée puis à l’université, mais surtout dans les livres, les journaux et les magazines que j’ai compulsés, les émissions de radio que j’écoutais et les nombreux films que j’avais visionnés. Cette belle étrangère était venue frapper à ma porte. Je ne l’ai pas arrachée à l’ennemi comme un butin de guerre (comme disait Kateb Yacine), ni obtenue non plus par effraction, mais par affection, par curiosité et non sans un plaisir ludique.

L’immeuble -aujourd’hui démoli et remplacé par une banque- du journal où j’avais débuté comprenait deux étages et une terrasse donnant sur l’Institut culturel soviétique, remplacé par un Mac Do, et l’autrefois célèbre pâtisserie : «La petite Duchesse». Ledit immeuble était un «foyer de jeunes filles» abritant des étudiantes de passage dans la capitale. Comme la nostalgie, ce sont là trois lieux de mémoire qui ne sont plus ce qu’ils étaient. A un jet de pierre de la gare centrale de Rabat, l’immeuble du journal était situé à l’angle de la rue Damas et l’avenue du Prince Moulay Abdallah. Le premier étage a été dédié à la rédaction du journal «Almaghrib», en français, comme son titre arabe en caractères latins ne le suggère point. On a tenu à ce que le mot «Almaghrib» soit écrit avec un «i» et non avec un «e» pour signifier «Le Maroc» et non «Le Maghreb». Telle fut, paraît-il, la volonté royale pointilleuse, si l’on ose dire, du roi défunt Hassan II, lequel avait tenu à baptiser lui-même les deux quotidiens du RNI en insistant sur leur bilinguisme.

Le deuxième étage rassemblait justement l’autre rédaction en langue arabe du journal «Al Mitaq Al watani» (Le Pacte national). Dès le début, j’ai entretenu de bons rapports avec mes confrères de l’étage du dessus, notamment avec le responsable des pages et du supplément culturels. Cultivé, bilingue et fin lecteur, Abdelkader Chabih était une figure rare dans le paysage médiatique arabophone de l’époque. Loin des conflits et jalousies de la profession, comme des polémiques entretenues par quelques journalistes-idéologues encartés dans certains «partis de l’opposition», Chabih et moi-même avions choisi la culture comme moyen de parler à tout le monde. Plus expérimenté que moi, j’ai appris avec lui que seul le journalisme culturel— mais à l’époque on le pratiquait sans savoir que c’était un genre à part entière— pouvait nous faire traverser cette époque avec le moins de dégâts possible. Doux, solitaire, toujours souriant et d’égale humeur, Chabih n’avait que des amis. J’en étais un et l’on avait souvent d’interminables conversations sur la littérature et les activités culturelles. Rarement sur la politique.

Il se tenait à l’écart des bisbilles entre certains vrais ou faux journalistes «politisés» ou feignant de l’être (il y avait un peu de tout en ces temps paranos), et nous nous en gaussions souvent autour d’un verre. Voire plus lorsque nos budgets le permettaient. Il m’a fait connaître des auteurs, des journalistes et des critiques littéraires du monde arabe que je ne connaissais pas. J’ai partagé avec lui mes lectures et lui ai raconté les films que je visionnais.

Dans les deux suppléments culturels que nous dirigions, nous avions entrepris de «mutualiser» notre matière en traduisant certains articles et chroniques pour les faire passer d’une langue à l’autre, cassant ainsi le cloisonnement linguistique imposé à l’époque par la pensée «panarabiste» en vigueur à l’époque. Cette collaboration cessera, à mon grand regret, après son départ vers une autre aventure médiatique, radiophonique cette fois-ci, au sein de Médi 1 qui venait d’être fondée à Tanger au début des années 80…