Idées
Un film normal en noir et blanc
Dans «Les cÅ“urs brûlés», Maà¢nouni
a fait le choix du noir et blanc juste après le générique. Cela aurait pu accentuer la noirceur émotionnelle du film. Mais c’est compter sans le talent de l’auteur qui a su raconter son histoire en usant de ruptures oniriques, de situations drolatiques
et surtout d’une musique puisée dans le patrimoine populaire et bien servie par Derham et Abdelaziz Tahiri, deux grandes figures du groupe Jil Jilala.
«Qu’est-ce qu’un homme normal ?», demandait un jour le scénariste érudit Jean-Claude Carrière à son ami, le célèbre neurologue Oliver Sacks. Si la question peut paraître simple, voire simpliste, la réponse est encore plus surprenante de simplicité : «C’est peut-être un homme capable de raconter sa propre histoire.»
C’est en pensant à cet échange entre le scénariste et adaptateur de grandes œuvres littéraires pour le compte, entre autres, de Godard, Bunuel, Forman, Wajda et Deray et le neurologue, auteur de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, que l’on quitte la salle après la projection du dernier film, essentiellement autobiographique, de Ahmed Maânouni : Les cœurs brûlés. Surtout lorsqu’on a opté pour une projection dans une salle avec le public, loin des prétendus connaisseurs et autres cinéphiles autoproclamés cyniques et verbeux, dans le cadre du dernier Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan.
Ahmed Maânouni est un cinéaste rare. Il est plus connu comme documentariste depuis l’inoubliable Alyam, alyam !, en 1978, et aussi Transes, en 1981, qui connaîtra, un quart de siècle plus tard, et grâce à son adoubement par Martin Scorsese, une seconde vie et une nouvelle copie. Depuis, ce cinéaste a signé des documentaires historiques, utilisant avec talent archives et témoignages en braconnant dans la mémoire audiovisuelle coloniale.
Avec Les cœurs brûlés, Maânouni passe à la fiction ou plutôt à l’autofiction puisque son dernier film, primé deux fois au Festival de Tétouan, est largement inspiré de sa vie. Ce long métrage raconte l’histoire d’un jeune architecte vivant à l’étranger, qui revient dans sa ville natale, Fès, pour assister à la mort de son oncle.
L’auteur nous entraîne, au fur et à mesure de l’agonie de ce dernier, dans une descente aux enfers de la vie d’un enfant orphelin maltraité par son oncle, un artisan soudeur dans la médina de Fès. Mais, pour le jeune homme qui revient au pays, c’est une remontée de la mémoire avec ses fulgurances oniriques, ses souvenirs parfois heureux et ses vagues réminiscences où des figures du passé croisent et s’entrechoquent avec celles du présent.
Avec les ingrédients pathétiques d’une telle histoire et les décors pesants de la ville, on pourrait tomber facilement dans le pathos et faire dans un misérabilisme esthétisant. D’autant que Maânouni a fait le choix du noir et blanc juste après le générique, ce qui aurait pu accentuer la noirceur émotionnelle du film. Mais c’est compter sans le talent narratif de l’auteur qui a su raconter une histoire, son histoire (ce qui est courageux), en usant de ruptures oniriques, de situations drolatiques et surtout d’une musique puisée dans le patrimoine populaire et bien servie par Derham et Abdelaziz Tahiri, deux grandes figures du groupe Jil Jilala. C’est aussi un hommage rendu, après Transes, à cette formation que le succès de Nass el Ghiwane a parfois éclipsée. Mais s’il est un personnage emblématique et sans lequel ce film n’aurait pas existé, c’est bien la ville et la médina de Fès.
Jamais film marocain n’a été aussi tributaire d’une ville. Plus qu’un décor naturel, la médina de Fès a joué un rôle primordial au sens narratif du mot. Mais il faut dire que le réalisateur a su la filmer dans ses moindres recoins et la revisiter en promenant sa caméra comme dans une «docufiction»œ maîtrisée. Pour cela, Maânouni a eu du nez en optant pour le noir et blanc, mais il a su aussi jeter le bon œil, du directeur de photo qu’il est par ailleurs, afin d’éviter tout ce qui aurait pu tirer vers la carte postale et le cliché touristique.
Au cours de la projection publique et payante du film dans la belle salle de l’«Espagnol», à Tétouan, de nombreux spectateurs ont suivi jusqu’au bout, scotchés à l’écran, une histoire marocaine racontée en noir et blanc dans une belle langue, campée par des acteurs bien dirigés (une mention pour Hicham Bahloul), servie par une musique bien inspirée et se déroulant dans une belle et mythique ville qui est la métaphore et la topographie mémorielle d’un pays, toujours identique et sans cesse différent. Au fond, c’est quoi un cinéaste normal? C’est probablement celui qui est capable de raconter une histoire.