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Idées

Un dard fiché dans la conscience

Aujourd’hui, on donnera peut-être plus d’argent
aux pauvres qu’on ne le faisait hier
mais on ne leur ouvrira plus sa porte.
On ne partagera plus le pain avec eux.

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Ilest tombé des trombes toute la nuit. Lavée à grande eau, la ville a retrouvé un peu de son éclat. On respire à pleins poumons un air d’une exquise pureté. En bord de mer, le sentiment de ravissement est encore plus grand. Un camaïeu de bleus et de verts marie le ciel aux flots. A travers les derniers nuages encore présents, les rayons du soleil percent avec force. Leur caresse est légère mais combien bienfaisante. Tout à son jogging matinal, on goûte en allongeant le pas la douceur du moment présent. L’effet des endorphines aidant, on flotte, le cœur léger et rempli de gratitude devant le cadeau que représente cet instant parfait. Mais soudain, brutalement, retour sur terre. Il a suffi d’un regard, un regard qui vient comme un dard se ficher dans votre conscience et vous rappeler à la dureté du monde. A la réalité de votre société. A votre démission aussi, d’une certaine manière. Ce regard est celui d’un enfant. Un petit garçon de sept ans, huit tout au plus, assis par terre et transi par ce froid du matin que vous, bien protégé par votre sweat, trouvez si vivifiant. Vous n’avez pas eu le temps d’enregistrer tous les détails car, emporté par la course, vous ne vous êtes pas arrêté, mais ce que votre esprit a saisi au vol était suffisant pour le travailler le reste du trajet. Les yeux de l’enfant brillaient. L’effet du soleil ou des larmes ? Impossible à dire. Ce qui, par contre, ne faisait pas l’ombre d’un doute, c’est qu’ils étaient suppliants. Que voulaient-ils, que disaient-ils ? Je ne sais pas. L’adulte que je suis ne s’est pas arrêté pour s’en enquérir. Parce qu’il courait et qu’il ne voulait pas casser le rythme de sa course. Parce qu’il est lâche et qu’il préférait fuir, ne sachant que faire devant cette détresse enfantine.

La misère déborde sur les trottoirs de nos villes. Deux tiers des mendiants seraient, nous dit-on, des mendiants professionnels. Alors – cela nous arrange tant de nous y raccrocher ! – on se barricade derrière cette donnée et on se durcit le cœur, se rebiffant devant ce que l’on considère comme relevant de l’ordre de l’agression psychique répétée. Maintenant, face à des adultes en possession de leurs moyens physiques qui tendent la main, on peut passer son chemin sans l’ombre d’un regret. Mais un enfant ! Que faire face à un enfant qui tremble de froid dans la rue, le regard rempli de suppliques silencieuses ?

La ville moderne est une ogresse sans état d’âme. Des plus frêles et des plus fragiles, elle ne fait qu’une bouchée. La ville moderne est inhumaine. Elle libère certes du poids du groupe mais à force d’anonymat, elle transforme les êtres en autant d’atomes égoïstes dont le lien avec autrui s’est distendu et qui, du coup, ne se meuvent plus qu’actionnés par la logique de leurs seuls intérêts. Dans la médina d’antan ou même aujourd’hui encore, dans les villages du fin fond du pays, ceux que l’on nomme communément «les enfants de la rue» sont une espèce quasi inconnue. Quand bien même on eut croisé l’un de ces petits êtres, abandonnés à eux-mêmes pour une raison ou pour une autre, il eut été impensable pour un adulte de continuer son chemin sans s’arrêter pour s’enquérir de ce qu’il lui arrive et tenter de le ramener aux siens. Dans le cas précité, trois choses sont à déplorer : 1/ qu’un enfant de sept ans soit livré à la rue, 2/ qu’on ne s’arrête pas pour lui venir en aide, 3/ que cette attitude-là – passer son chemin sans plus de façon – relève d’une normalité admise sous prétexte qu’on ne peut guérir toute la misère du monde. Ce sens donné à la normalité est sans doute ce qu’il y a de plus gravissime en l’occurrence. Nous ne sommes pas plus dénués de cœur que ne l’étaient nos pères. Mais la ville, mais la modernité, ont eu raison de cette solidarité traditionnelle qui se déployait alors comme un filet de sauvetage en direction de qui perdait pied. Ouvrir la porte aux miséreux le vendredi pour une laqma de couscous ou pour un bol de harira pendant le mois de Ramadan faisait partie des mœurs courantes du Marocain. Aujourd’hui, on donnera peut-être plus d’argent aux pauvres qu’on ne le faisait hier mais on ne leur ouvrira plus sa porte. On ne partagera plus le pain avec eux. On se fera un fervent défenseur des droits de l’homme mais face au regard suppliant de «l’enfant de la rue», on passera son chemin en se disant : «Je ne peux rien faire».

Pourtant, il est toujours possible de «faire» quelque chose. L’exemple d’une Najat Mjid avec Bayti, d’une Aïcha Chenna avec Solidarité féminine et de toutes ces autres figures admirables, femmes et hommes de bonne volonté qui ont refusé de continuer à rester les bras croisés face à la détresse montre combien on peut quand on le veut. A la solidarité de type clanique qui prévalait jadis se sont substituées de nouvelles formes d’entraide, plus en adéquation avec la nature actuelle des rapports sociaux. L’émergence de la société civile marocaine participe de cet état de fait et c’est tout à son honneur. Il reste que nous sommes dans une situation d’entre-deux où les solidarités traditionnelles se sont effilochées alors que les structures associatives tenues d’assurer la relève restent insuffisantes dans un contexte social marqué par la précarité et l’exclusion. D’où le désarroi devant ces mains qui ne cessent de se tendre et la tentation de se durcir pour se protéger.

Venir à bout, d’une manière définitive et absolue de la misère et de la détresse humaine relève de la mission impossible. Les pays les plus riches vivent avec un quart-monde en leur sein. La vie est ainsi faite. Mais on ne peut pour autant en prendre prétexte pour fermer son cœur aux autres. Il n’est pas permis de passer devant un enfant en détresse et de le laisser à son chagrin. Que faire pour lui ? D’abord s’arrêter. Il sera toujours temps, ensuite, d’aviser. Mais passer son chemin comme s’il n’existait pas rajoute à l’intolérable de sa situation. Et cet intolérable, on en devient soi-même producteur.