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Idées

Tristesse et lassitude

Face au déluge de sang qui coule de façon quasi ininterrompue dans les lieux suppliciés du monde musulman, les douze morts du journal satirique français «Charlie Hebdo», auquel sont venues se rajouter les quatre autres victimes de la prise d’otage dans l’hypermarché casher de la porte de Vincennes, pourraient peser bien peu

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Hinde Taarji 2015 01 21

A chaque fois, on pense le sommet de l’horreur atteint. Or non, les orfèvres de l’ignominie ne sont jamais à court d’imagination quand il s’agit de tuer. Ou plutôt de massacrer, tuer constituant un faible mot les concernant. Samedi dernier, un marché au Nigéria a été l’objet d’un attentat suicide qui a coûté la vie à une vingtaine de personnes. Le kamikaze qui s’est fait sauter au milieu de la foule était une fillette. Une fillette de dix ans dont on avait ceint le corps d’explosifs ! Dix ans ! La gamine a été retrouvée coupée en deux au milieu des autres victimes ! Les commanditaires étaient les sinistres extrémistes du groupe Boko Haram. Celui-là qui, il y a quelques mois, s’illustra par l’enlèvement de près de 200 lycéennes pour les «vendre sur le marché au nom d’Allah», selon les propres mots de son chef. Dans le flash d’infos qui rapportait cette atrocité, par un dramatique et symbolique concours de circonstances, toutes les nouvelles égrainées concernaient des attentats. Ceux de Paris (Charlie Hebdo) où deux prises d’otages simultanées étaient en cours, de Tripoli au Liban (une dizaine de morts) revendiqué par le Front Nosra, la branche syrienne d’Al Qaïda et enfin dans ce marché nigérien. Et tous ces attentats avaient pour point commun d’avoir été commis au nom d’Allah. Au nom de l’islam.
Face au déluge de sang qui coule de façon quasi ininterrompue dans les lieux suppliciés du monde musulman, les douze morts du journal satirique français Charlie Hebdo, auquel sont venues se rajouter les quatre autres victimes de la prise d’otage dans l’hypermarché casher de la porte de Vincennes, pourraient peser bien peu. Or, elles furent vécues comme une secousse sismique à l’échelle de tout un continent. Dans les différentes capitales européennes, des dizaines de milliers de personnes ont marché pour exprimer leur émoi. En France, ils ont été près de 4 millions à descendre dans la rue. Du jamais vu dans l’histoire du pays depuis sa libération en 1945. Près d’une cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernement ont fait le déplacement pour prendre part à cette marche historique. Parmi eux, trois dignitaires de haut rang du monde arabe : le Roi Abdallah de Jordanie et son épouse, Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne et le nouveau Premier ministre tunisien. Plusieurs autres pays ont brillé par leur absence. Des absences qui, au-delà des discours de circonstance, disent le gouffre idéologique qui sépare les deux mondes, occidental et arabo-musulman.
Pourquoi l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, un journal pourtant dont la ligne éditoriale suscitait les grincements de dents, a-t-il provoqué une telle onde de choc ? Il est important de le répéter même si cela a été dit, redit, crié, scandé et écrit dans toutes les langues : parce que les terroristes ont voulu attenter à la liberté d’expression. A la liberté de penser différemment. A la liberté tout court. Une liberté acquise en France il y a plus de deux cents ans après une révolution terrible qui a fait couler des rigoles de sang. Les Français se sont sentis atteints dans ce qu’ils ont de plus précieux et qui plus est de l’intérieur. A la différence du 11 Septembre aux USA, les terroristes ne sont pas venus d’ailleurs, ils sont enfants du pays. D’où ce sursaut immense, ce refus viscéral de la régression exprimé à l’échelle de toute une nation, ce «Même pas peur» qui rappelle que, s’il est une cause pour laquelle le peuple français, aujourd’hui encore, serait prêt à mourir, c’est cette liberté de penser, ce droit au blasphème arrachés de haute lutte par le passé.
Alors pour nous qui regardons de l’extérieur, dont le monde en est encore où eux furent il y a deux cents ans, en complet décalage avec les avancées de l’histoire, c’est une immense tristesse que nous pouvons éprouver. Tristesse et lassitude. C’est du moins ce que le quidam que je suis ressent. J’aurai voulu que nous marchions aussi, ici, au Maroc, saisissant cet évènement dramatique pour nous positionner sur cette question si essentielle. Pour le principe. Mais non, nos hommes politiques semblent avoir d’autres priorités, d’autres chats à fouetter. Ils ont des élections à gagner, un champ à restructurer pour bâtir l’avenir.
Quel niveau de régression devons-nous atteindre pour qu’enfin nous réagissions, pour qu’enfin nous comprenions que le combat pour la liberté est une nécessité vitale pour nos sociétés et que c’est maintenant, dans ce contexte dramatique où des fanatiques décérèbrent notre jeunesse, qu’il faut se lever et porter cette lutte? Mais, à l’horizon politique, c’est juste le désert, sec et vide. Aussi, tristesse et lassitude.