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Idées

Sens et contresens des choses de la vie

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chronique Najib refaif

Un sémiologue, disait Barthes, est celui qui voit du sens là où les autres voient des choses.  Cela dit, on peut trouver du sens dans toute chose sans pour autant être un sémiologue professionnel nourri de théories et de références plus ou moins absconses. Car, disons-le , pour comprendre ce que dit ou écrit un sémiologue –car ils écrivaient plus qu’ils ne parlaient– il faudrait parfois un autre sémiologue, moins obscur afin d’en faire la traduction aux très nombreux profanes que nous sommes. Et la citation de Barthes sus-mentionnée, si elle semble claire et compréhensible de prime abord, ne promet point que la suite serait à l’avenant. Mais c’est ce qui fait la différence entre les «sachant» et les «manants», diraient les gens avertis des choses de la culture. Peut-être, cependant, restons avec les manants et les profanes pour tenter de comprendre, en toute simplicité, ce que le «signifiant» veut bien «signifier» et dire. On sait que Roland Barthes a publié une cinquantaine de textes à la fin des années cinquante  rassemblés sous le titre de Mythologies. Beau titre en effet qui passe en revue un certain nombre de choses, d’objets ou de faits de société et autres informations auxquels on ne prêtait pas une autre attention ou ne donnait une autre importance que celle qu’ils représentaient dans la vie au quotidien : la voiture DS, le sac en plastique, le catch ou le steak frites… Ils sont devenus des mythes du quotidien de l’époque (années 50, aujourd’hui on dira qu’ils sont vintage) et Barthes invite à les décrypter afin d’en dévoiler le message et aussi, le cas échéant, en dénoncer l’usage et l’aliénation. C’était, en effet, le début de la société de consommation et des loisirs, mais aussi du discours politique engagé que nombre de sémiologues «barthésiens» ont fait porter à ces mythologies. Ils ont en quelque sorte décrypté, selon leurs convictions idéologiques, ce que leur mentor avait entrepris à sa manière. D’où la confusion du manant devant cette mise en abyme du «sachant» et de l’exégète. N’est-ce pas le destin tragique des prophètes, des maîtres et des mentors que de voir leur œuvre détournée par les mauvais disciples, les profiteurs malins et margoulins et autres  interprètes ou «followers» hallucinés ?     

Quant à Barthes, il continuera plus tard, dans les années 70, à creuser le sujet dans des chroniques rédigées pour le Nouvel Observateur, chroniques dont le format comme la périodicité hebdomadaire épousaient parfaitement sa prédilection pour l’écriture fragmentaire et d’urgence. Bref, il continue de chercher le sens des choses alors que les autres ne voyaient que les choses. Il écrira sur d’autres petites mythologies de la vie quotidienne, évoquera le Palace, boîte branchée de l’époque et fera même de la figuration dans l’adaptation du roman populaire Les sœurs Brontë, lui qui, disent les connaisseurs et décrypteurs, entretenait des relations assez troubles avec le cinéma. Il a en effet écrit un texte intitulé insidieusement En sortant du cinéma. Titre qui, du reste, n’a pas manqué d’être décrypté (on est entre «barthésiens», que diable !) comme un énoncé ambigu: «(… ) Car si le plaisir de sortir d’une salle obscure est largement partagé par les cinéphiles, a écrit récemment un journaliste français à l’occasion du centenaire de l’auteur de ‘‘Mythologies’’, il revêt chez Barthes un sens premier témoignant d’une certaine résistance au cinéma». Et voilà que Barthes, pape français de la sémiologie, est accusé d’avoir fait usage d’un «sens premier», comme n’importe quel manant subalterne ou n’importe quel vulgaire profane. Et dire qu’il disait voir du sens là où les autres ne voyaient que des choses… Maintenant, tout le monde a le droit de faire la gueule en sortant du cinéma. Ce qui arrive légitimement à nombre de cinéphiles ou même au spectateur lambda qui venaient de subir la projection d’un navet. Sauf qu’un sémiologue doit faire preuve de prudence et peser ses mots, car pour la sémiologie le mot est un «signifiant», et on ne plaisante pas avec les «signifiants». 

En tout état de cause, Barthes, qui ne se considérait pas comme un écrivain mais un écrivant, n’a pas toujours eu les héritiers qu’il méritait. Il a eu en revanche une belle postérité. Il avait, en outre, l’humilité, le talent et la lucidité du parfait sémiologue.  De plus, il possédait le génie de la langue à la manière d’un véritable écrivain, ainsi que le sens de la formule stylée et prémonitoire comme dans son ouvrage Sade, Fourrier, Loyola : «Si J’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons: des ‘‘biographèmes’’, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion; une vie trouée, en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre».