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Idées

Quel développement pour le monde arabe ?

Quelle importance accorder à l’initiative des pays du G8 relative à l’instauration d’un partenariat avec les pays dits du «Grand Moyen-Orient» ? On ne peut répondre à cette question sans s’interroger au préalable sur la nature des changements à apporter dans les pays de cette région et sur la manière dont on souhaite y procéder, notamment sur les relations entre souveraineté et partenariats.

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Le monde arabe est à la croisée des chemins en raison de ses déficits sociaux, démocratiques et de genre, de ses défaillances économiques, de l’effritement de la légitimité historique de ses dirigeants, de la division de ses rangs, de l’éclatement de ses alliances stratégiques et des convoitises des puissances étrangères. Quels sont les changements à mettre en place ? Comment instaurer ces changements? Faut-il compter sur soi-même et privilégier les dynamiques internes et les acteurs nationaux ou subir l’influence extérieure et la mainmise des puissances étrangères ? Quelle place et quel rôle attribuer aux multiples cadres de coopération, initiatives et partenariats «proposés ou imposés» aux pays arabes par les puissances étrangères? Quelle crédibilité et quelle importance accorder à l’initiative des pays du G8, visant à instaurer un partenariat avec les pays du Grand Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans les années à venir, dans le cadre notamment du Forum de l’avenir, organisé les 11 et 12 décembre à Rabat ?

Trois paradigmes fondateurs pour la démocratisation et la modernisation
Ces questions interrogent la conscience individuelle et collective arabe et interpellent les dirigeants et les responsables politiques arabes sur la nature de leur développement économique et social, sur la qualité de leur développement politique et sur leurs énormes déficits en matière de gouvernance démocratique. Afin de faire face à ces défis, la démarche adoptée s’articule autour de trois axes.
Primo, l’analyse des déficits sur tous les plans. Secundo, la proposition de trois paradigmes fondateurs pour la transformation des pays arabes. Tertio, l’examen de la conduite des changements entre l’autonomie nationale de décision et l’ingérence des puissances étrangères.
Le monde arabe souffre actuellement de trois types de déficits et défaillances.

Déficits en matière de développement social : analphabétisme, faiblesse de la scolarisation, chômage, des jeunes notamment, niveaux élevés de pauvreté humaine et monétaire, sous-développement du monde rural … Les déficits sociaux constituent des blocages structurels à l’instauration de la gouvernance démocratique et des menaces à la cohésion et à la stabilité des sociétés arabes.

Déficits et défaillances en matière de développement économique : ils ressortent à la faible intégration interne des structures économiques, à l’étroitesse des marchés internes, à la faiblesse des échanges interarabes, à l’intégration subie dans le marché mondial, aux capacités réduites en matière d’attraction des investissements étrangers, au manque de diversification des exportations… Les gaspillages, la corruption et la mauvaise gouvernance des affaires publiques engendrent un climat malsain pour les affaires, bloquent l’initiative privée, favorisent le développement du secteur informel et la fuite et l’évasion fiscales et empêchent la réalisation de niveaux élevés de croissance et d’investissements favorables à la création d’emplois et à la redistribution des revenus.

Déficits démocratiques et de genre : ils touchent la nature de l’exercice du pouvoir politique et des pouvoirs économiques, les modes et les formes d’organisation des Etats arabes, le respect des droits de l’homme et de l’Etat de droit et les inégalités liées au genre. Les déficits démocratiques engendrent, d’un côté, une concentration excessive et malsaine de richesses et de pouvoirs au profit des Etats néo-patrimoniaux et de leurs appareils et des détournements de ressources publiques en faveur de la grande technocratie et des couches aisées, et d’un autre côté, l’exclusion et/ou la vulnérabilisation programmée des couches pauvres et moyennes de la société. Comment rompre les cercles vicieux de ces divers déficits et quels types de réformes faut-il privilégier et pourquoi faire ?
Afin de comprendre les dysfonctionnements et les paradoxes qui caractérisent les pays arabes en matière de développement économique, social et politique, et en prenant acte des progrès incontestables réalisés, l’hypothèse centrale de travail privilégiée considère que des rapports dialectiques et des interdépendances négatives existent entre déficits sociaux, défaillances économiques et déficits démocratiques dans la majorité des pays arabes ayant des potentialités de croissance importantes, des ressources naturelles et humaines énormes et des ressources financières colossales, investies ou dépensées dans les pays développés et qui ne profitent pas au développement authentique et autonome des pays arabes.
Nous avons proposé trois paradigmes scientifiques qui sont au cœur de la survie, du progrès, de l’élargissement des cercles vertueux du développement et de la «renaissance nouvelle» du monde arabe dans le futur : le paradigme de la gouvernance démocratique, le paradigme du développement social durable et le paradigme de l’intégration économique interne et externe.
Ces trois paradigmes permettent d’opérer des analyses introspectives des pays arabes pris dans leur leur diversité, leurs convergences et leurs divergences. Loin de considérer le monde arabe en tant que bloc homogène, nous affirmons en effet clairement que les pays arabes ne se trouvent pas tous aujourd’hui sur la même ligne de départ en matière de gouvernance démocratique, de modernisation de l’Etat, de réforme des systèmes politiques, de respect de l’Etat de droit, de parité des sexes, de progrès économique et de liberté d’association et d’expression.
Une thèse souverainiste teintée d’antiaméricanisme au sommet de la Ligue arabe
Car il y a un peloton constitué notamment du Maroc, de la Jordanie, de l’Egypte, de la Tunisie, du Qatar, de Bahreïn et de l’Algérie qui s’est détaché de l’ensemble du bloc des pays arabes et disposant d’une longueur d’avance en matière de réformes économiques, sociales et politiques, d’amélioration notable du statut de la femme et surtout d’ouverture des systèmes politiques. Pour prétendre appartenir à la cour des pays d’obédience démocratique, ce groupe, assez hétérogène, avec des pays aux régimes autoritaires et militaires, devrait accélérer le rythme des réformes constitutionnelles et engager sans équivoque la modernisation et la démocratisation des Etats, des institutions et des pratiques politiques. Mieux encore, au cours des dernières années, le Maroc a mené, sous l’impulsion du Roi Mohammed VI, des réformes en matière économique et socioculturelle et de mise à niveau politique.
Pour engranger à terme leurs fruits, ces réformes doivent être approfondies, consolidées et parachevées. Les pays arabes n’ont pas beaucoup de choix compte tenu de la course au développement qui est engagée à l’échelle planétaire. Ils doivent se mettre à niveau ou rester sclérosés et subir les changements au risque de dépérir.
Dès lors que les principes et le contenu des réformes à mettre en œuvre sont admis et acceptés, la question qui se pose est la suivante : comment procéder au changement et qui doit en être l’instigateur et le bénéficiaire ? Trois thèses s’opposent à cet égard.
La première considère que le changement relève de la souveraineté des Etats concernés sans immixtion étrangère. Si elle laissait de côté les acteurs internes et externes objectifs du changement et les délais de mise en œuvre des changements, cette thèse ne résisterait pas à la critique. Néanmoins, elle serait fondée et même défendable si elle sert les changements voulus par le peuple et pour le peuple au lieu de constituer un alibi pour bloquer ces changements. Avec les prétentions démesurées de l’hyper puissance américaine de conduire unilatéralement les pays arabes vers la démocratie et la prospérité dans le cadre de la première initiative américaine du «Grand Moyen-Orient», cette thèse, qui semble constituer une contre-offensive retenue par le sommet de la Ligue arabe de Tunis, est teintée d’antiaméricanisme. Elle fustige les stéréotypes sur le monde arabo-musulman, son histoire, sa culture et sa religion… Elle exige l’égalité de traitement et de statut des pays arabes avec leurs homologues des pays développés dans le cadre du respect de la Charte des Nations unies et le règlement du conflit israélo-arabe par la relance du processus de Barcelone et du partenariat euro-méditerranéen.
La deuxième thèse estime que les changements qui ne peuvent être menés de l’intérieur doivent être provoqués de l’extérieur et introduits sous la pression des puissances étrangères et au besoin par l’occupation des forces armées et le renversement des régimes en place. Cette thèse renvoie aux thèses de l’hyperpuissance américaine sous le premier gouvernement de G. W. Bush, de l’instauration de la démocratie par les armes en Irak et en Afghanistan sous couvert de lutte contre le terrorisme, le désarmement et de démocratisation des régimes politiques… Cette thèse semble en recul eu égard à l’occupation illégale de l’Irak, à l’enlisement de cette guerre et aux craintes légitimes des pays arabes voisins.
La troisième thèse considère que les changements doivent d’abord être l’émanation de l’autonomie nationale de décision et des forces vives de la nation et, à leur demande, les puissances étrangères, les Nations unies et les organisations multilatérales peuvent participer à cette entreprise dans le cadre d’un consensus national entre les pouvoirs en place et les forces citoyennes et démocratiques. Ces changements doivent s’opérer dans le respect de la nature des systèmes politiques, de leurs spécificités, de leurs traditions, rythmes et capacités de changement… C’est cette thèse qui a prévalu, dans ses multiples variantes, lors du Forum pour l’Avenir.
En fait, ces trois thèses offrent une grille d’analyse des possibilités d’action à combiner pour introduire les changements nécessaires au profit du plus grand nombre de citoyens arabes, dans le cadre du respect de la souveraineté nationale et des engagements et des accords internationaux et conformément à la déclaration universelle des droits de l’Homme et à la Charte de l’organisation des Nations Unies.
Rappelons que la nécessité des changements dans les pays arabes n’est pas fortuite. Car l’économie mondiale et les équilibres géopolitiques régionaux ont connu de profondes mutations qui se sont accélérées au cours des dernières décennies. Des changements brutaux sont survenus et des ruptures ont été provoquées, entraînant l’abolition progressive des équilibres bipolaires hérités de la guerre froide, la caducité de ses alliances et la naissance d’un espoir raisonnable en un monde multipolaire commandé par les impératifs de paix, de sécurité, de justice, de développement et de coopération. L’unilatéralisme américain a été battu en brèche par les derniers événements et un retour au multilatéralisme, avec l’élargissement du Conseil de sécurité et la réforme de l’ONU, est en train de se mettre en place. Les pays arabes doivent se regrouper pour défendre leurs intérêts stratégiques, s’approprier leur destin et faire face aux défis. C’est une gageure collective qui est à la portée des dirigeants et des citoyens arabes à condition que la volonté politique nationale soit claire et explicite.
Les chantiers stratégiques attachés aux trois paradigmes déclinés plus haut, sont au cœur des cercles vertueux de la modernisation et de la démocratisation des Etats arabes et de la réalisation de modèles de développement intégrateurs, durables et inclusifs. Encastrés dans le cadre de véritables projets de société et basés sur de nouveaux consensus constitutionnels et politiques nationaux, ces trois paradigmes peuvent constituer les fondements d’ambitions collectives, légitimes, négociables et réalisables en matière de changement