Idées
Quand les beaux principes en prennent un coup
Dès que l’on a des formalités administratives à accomplir, tout devient affaire de négociation, et de «ouachar» à distribuer.
Dans les honoraires de l’avocat auquel on fait appel, on devine qu’une partie va à l’entretien d’un réseau des bonnes relations.
On le sait mais comment faire autrement ? Toute la perversion du système est là.
Pour comprendre la logique perverse du système dans lequel nous vivons, il faut l’approcher sur le terrain même du réel. Etre appelé à expérimenter par soi-même ces situations où, avant même que d’y penser, on se retrouve ferré comme un poisson ou, si l’on préfère, englué dans la toile, telle la mouche que l’araignée emprisonne dans ses fils. Quand, de surcroît, on est à la veille de Aïd Al Adha où les couteaux qui s’aiguisent ne le sont pas pour les seuls moutons, alors, tout attaché à ses principes que l’on soit, on risque très vite, comme l’immense majorité des Marocains quand ils sont pris à la gorge, de devoir composer avec des us que l’on dénonce le reste du temps à grands cris. Ainsi de la séquence suivante. Dans le cadre d’une démarche X, vous êtes appelé à mener une procédure administrative. Vous vous sentez passablement perdu. Aussi cherchez autour de vous quelqu’un pour vous épauler. On vous conseille un avocat. Pourquoi pas, vous dites-vous, il pourra ainsi se charger de tout. Celui-ci vous récupère devant la porte de la première administration, prend vos papiers et, au pas de course, vous entraîne à sa suite dans les dédales du vénérable lieu. Arrivé devant un bureau, il s’arrête devant le préposé présent. L’whomme lève un œil, répond au salut d’un air très affairé et d’entrée de jeu, dit que c’est les «l’âouachar» et que, en raison de l’Aïd, cette formalité, un simple enregistrement en fait, peut demander jusqu’à un mois ! Rompu à ce type de discours, l’avocat lui explique qu’il lui rendrait bien service en enregistrant sur le champ le dossier de manière à ce que celui-ci puisse passer à l’étape suivante sans plus attendre. Le temps de quelques pas dans les couloirs, le mois – «à cause de l’Aïd» – s’est, comme par enchantement, réduit à une poignée de minutes. Le dossier revient entre vos mains pour l’étape suivante. Votre accompagnateur, appelé par d’autres affaires, vous communique, avant de vous quitter, le numéro de téléphone d’une personne à contacter de sa part. Jointe, celle-ci vous fixe à son tour rendez-vous. Vous confiant toute son estime pour la personne qui vous a adressé à elle, elle vous conduit jusqu’au bureau chargé de la suite de la procédure. Enregistré sous un numéro d’ordre, le dossier est placé sous une nouvelle enveloppe. On vous promet de le porter dès le lendemain à bon port. Là aussi, on vous rappelle le contexte particulier de l’Aïd et le fait que nombre de dossiers, quand on ne s’en occupe pas soi-même, se perdent en cours de route. Le tout formulé sur le ton de qui veut juste vous rendre service en cette veille de fête où tout est déréglé. Vous quittez vos interlocuteurs en les remerciant de leur diligence et reprenez contact avec l’avocat. Celui-ci s’engage, sitôt le reste de la procédure terminée, à vous rapporter votre dossier finalisé. Et il vous présente ses honoraires.
Les formalités que vous avez eu à accomplir relevaient de la légalité la plus totale. Elles n’étaient ni lourdes ni complexes. Ailleurs, dans un système où la rationalité est la norme, vous les auriez accomplies de vous-même sans vous poser l’ombre d’une question. Cela pour souligner que la présence d’un homme de loi n’était en rien nécessaire pour la circonstance. Alors pourquoi avoir fait appel aux services de ce dernier ? A cette question, la réponse est connue. Dans ses rapports avec l’administration et les institutions publiques, le citoyen lambda se sent en règle générale totalement démuni. Avant même que d’y poser le pied, il sait qu’il y sera tributaire, plus que de la loi, de la bonne volonté des interlocuteurs auxquels il aura affaire. Les procédures peuvent être en apparence parfaitement limpides, le mode de fonctionnement à l’intérieur de ces espaces reste marqué par le principe de l’opacité. Les règles ne sont pas claires et pour cause : c’est le flou entretenu à leur niveau qui permet le jeu. Du coup, tout devient affaire de négociation. Et de «âouachar» à distribuer. Dans les honoraires de l’avocat auquel on fait appel (quand on le peut), on devine qu’une partie va à l’entretien d’un réseau des bonnes relations. On le sait mais comment faire autrement ? Toute la perversion du système est là.
