Idées
Privé : déconfitures en vue
La décennie 1990 a tué des entreprises que l’on croyait florissantes. La fin de la rente, la rationalisation
du système financier, la libéralisation ont sonné le glas
de ces patrimoines familiaux.
J’ai une histoire assez chargée avec les prédictions en matière économique. Ainsi, j’ai été le premier à annoncer la déconfiture de la CNCA, dans ces mêmes colonnes. Ensuite, j’ai écrit que le stock perdu par la BNDE était plus important que celui du CIH. Et enfin, j’avais titré à la une d’un hebdo, dont j’assurais la rédaction en chef, que nos retraites étaient en danger. A part le cas de la CNCA, où la réaction a été prompte sur insistance des bailleurs de fonds, il a fallu attendre des décisions politiques, qui ont malheureusement tardé, aggravant les gouffres. Le sieur Dellero, à l’époque DG de la BNDE et aujourd’hui pensionnaire de la prison de Salé, m’avait raillé, en exhibant les dividendes qu’il versait sur un faux-bilan dont l’actif était constitué de rossignols évidents. Reprenez ces bilans de l’époque, vous y trouverez des participations dans des entreprises en liquidation à l’actif, sans provision. M. Haddaoui, DG de la CNSS, m’avait traité de «journaliste désinformé», lisez «acheté».
Aujourd’hui, on sait ce qu’il en est. Ce préambule était nécessaire, non pour flatter un égo gros comme l’océan, mais pour crédibiliser ce qui suit. S’agissant du secteur privé, et voulant éviter tout procès en sorcellerie, ou procès tout court pour un hebdo qui me fait la gentillesse de cet espace, je ne citerai pas de nom. Cependant, de grands patrimoines sont en train de vaciller.
En fait, il suffit d’être bien connecté dans le milieu bancaire pour se rendre à l’évidence. La décennie 1990 a tué des entreprises que l’on croyait florissantes. Dans le bâtiment, la charrette est imposante. Il s’agit souvent d’entreprises en nom propre, dépendantes de l’administration, sous-encadrées. Les banques y ont laissé des plumes.
D’autres, essentiellement dans la bourgeoisie soussie de Casablanca, ont dépéri en se diversifiant. Un endettement lourd, une sortie du métier de base sans modernisation de l’organisation ni acquisition des compétences nécessaires ont été fatals à des dizaines de fortunes. Elles étaient évaluées généralement aux alentours du milliard de DH chacune. Il n’en reste plus rien. La fin de la rente, la rationalisation du système financier, la libéralisation ont sonné le glas de ces patrimoines familiaux. Certains y ont laissé jusqu’à leur villa.
Cette cascade de chutes n’est pas inquiétante, parce qu’elle a coïncidé avec l’émergence de patrimoines semblables. Ali Iben Mansour, l’ex-DG de la BCM, parlait de «fortunes qui changent de mains», à l’époque.
Le plus inquiétant, c’est le haut du panier, des groupes en vue. Leur boulimie d’investissement n’est qu’un écran. Surendettés, ils traînent de vrais boulets. Quand ils veulent liquider une entreprise, ils font jouer leur puissance pour que banques et fournisseurs abandonnent tout ou partie de leurs créances. Tous les banquiers s’accordent pour dire que, dans les cas les plus évidents, si l’on établissait la situation nette personnelle à fin décembre 2004, celle-ci serait largement négative.
Là il ne s’agit pas de menu fretin mais d’un danger d’implosion de l’économie marocaine. Il s’agit ici d’engagements bancaires dont le risque peut déstabiliser tout le système financier. Des tigres en papier qui emploient des dizaines de milliers de personnes, et dans des secteurs souvent vitaux. Le chantage au social fonctionnera à coup sûr, car personne ne voudra prendre le risque d’un marasme qui peut virer à une situation à l’Argentine.
Eux ne vendront pas leur villa, parce qu’ils ont des fortunes colossales à l’étranger. La presse ne s’en préoccupe pas parce qu’ils ont une part importante dans le marché publicitaire et un train de vie d’émir du pétrole. C’est le système bancaire qui finira un jour ou l’autre par mettre le holà. Ce jour-là n’est plus très loin parce que, dans les salons, des banquiers ne font plus mystère de leurs angoisses. Malgré ses relations incestueuses avec ces groupes, le système financier agira pour sa survie. Ce jour-là, des faillites ahurissantes feront les manchettes des journaux, entraînant l’économie nationale dans une période de récession inéluctable. Les bilans pompeux ne tiennent plus la route