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Idées

Prédation

La solidarité traditionnelle ne fonctionne plus
et celle qui se doit d’être institutionnalisée n’est pas.
Du coup, ce policier, parce qu’il touche
un salaire insuffisant à  couvrir ses besoins et à  assurer sa protection, estime qu’il peut «se nourrir sur la bête».

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Il était posté au coin de la rue, tel un animal aux aguets, prêt à  bondir sur la première proie venue. Le hasard voulut que ce fut elle. Elle venait de démarrer et n’avait pas encore mis sa ceinture de sécurité. Alors qu’elle tournait au feu, d’un grand geste de la main, l’homme à  l’uniforme lui enjoignit de s’arrêter. « Vos papiers», lui demanda-t-il. Elle les lui tendit. Les examinant avec nonchalance, il l’informa de sa faute, l’absence de ceinture. La conversation habituelle s’engagea. La femme expliqua qu’elle venait tout juste de quitter un stationnement, qu’elle n’avait pas eu le temps matériel de boucler sa ceinture, il lui rétorqua qu’elle devait le faire avant de démarrer et que, maintenant, elle allait devoir s’acquitter d’une pénalité. Jusque-là , tout était normal. Puis le ton de l’homme changea. Il se fit plus familier. Pour lui demander si elle préférait payer tout de suite ou se faire enregistrer la contravention, l’agent appela l’automobiliste par son petit nom qu’il venait de lire sur le permis de conduire. Celle-ci redit sa bonne foi, que sa ceinture, elle s’apprêtait vraiment à  la boucler. L’agent joua avec les papiers, un sourire en coin. «Alors, il faut que tu me donnes de quoi aller prendre un café», lui dit-il tout de go. «Non», répondit alors la femme, sans plus de manières. Cette fin de non recevoir abrupte laissa coi le policier. Pour sa chance, voilà  qu’il était tombé sur une militante anti-corruption. Son interlocutrice profita de ce qu’il était désarçonné pour enfoncer davantage le clou. «Non, lui répéta-t-elle à  nouveau, je ne te donnerai rien. Non, parce qu’il faut arrêter avec tout ceci». Puis, elle entonna son laà¯us : “Hadchi” , lui dit-elle, nous fait du mal à  tous. Demain, quand tu voudras faire des papiers, tu vas te retrouver confronter à  la même situation, tu vas devoir payer pour quelque chose auquel tu as droit. Ce n’est pas normal. Il faut que cela cesse, et pour que cela cesse, chacun doit y mettre du sien». Reprenant peu à  peu ses esprits, l’agent se contenta dans un premier temps de répéter : «Tu es une personne “âdima”, toi ! “âdima” ! Ah si toutes les femmes pouvaient être comme toi !» Puis il tenta de justifier son attitude : «Ce n’est rien. C’est juste pour nous aider. Une aide, rien d’autre. Pour prendre un café, pour manger». Quand on s’amuse à  le décortiquer, le langage parlé est riche d’enseignement sur le contenu que l’on donne aux choses. Cet homme qui, dans l’exercice de ses fonctions, demande de se faire filer la pièce se cache à  lui-même l’immoralité de son acte. Il se donne bonne conscience en inscrivant ce dernier sur le registre de la solidarité collective bien qu’il sache en son for intérieur que c’est mal. « Taâwoun», dit-il. Et finit-il par penser. Car le pire dans l’affaire, c’est qu’à  force, il s’en convainc, la prégnance du mode de pensée traditionnel l’y aidant. La corruption n’est pas l’apanage des seuls pays dits «en voie de développement». Toutes les sociétés, même les plus riches et les plus démocratiques, en pâtissent mais à  une échelle différente. La corruption ne s’y présente pas sous cette forme invasive qui pervertit tous les rouages du système. En fait, dans notre cas présent, il y a mise en exergue d’un dysfonctionnement majeur de la société qui peine à  basculer de la configuration tribale et féodale à  l’état de modernité. Dans le mode ancien, des logiques de solidarité personnalisées étaient actionnées en contrepartie de l’allégeance de l’individu au groupe. Dans une société moderne, par contre, celui-ci émerge. Il prend ses droits et se voit attribuer des devoirs. Mais le rapport à  autrui devient impersonnel. Ce n’est plus le nanti qui doit apporter son obole au voisin démuni, c’est à  l’Etat de créer un filet de sécurité pour ceux qui perdent pied. Pour son drame, notre société vit un entre-deux qui place ses membres dans une situation d’insécurité absolue. La solidarité traditionnelle ne fonctionne plus et celle qui se doit d’être institutionnalisée n’est pas. Du coup, ce policier, parce qu’il touche un salaire dérisoire, insuffisant à  couvrir ses besoins et à  assurer sa protection, estime de bon droit qu’il peut «se nourrir sur la bête». Comme aux temps anciens. Des temps abolis en surface mais non en profondeur. Dans l’imaginaire collectif, on n’efface pas des siècles de prédation en un tour de main. Et la seule mention de la Déclaration universelle des droits de l’homme ne peut y suffire.