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Idées

Plus maître qu’assistant (10)

Chercher inlassablement la face cachée d’un monde perdu. Telle est l’ambition entêtée de ceux qui fouillent dans le passé pour y relever les traces de ce qu’ils sont aujourd’hui devenus.

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chronique Najib refaif

C’est donc à leur  présent qu’ils confrontent les vestiges mis au jour, les faits et gestes remontant à ce temps révolu, perdu et retrouvé en partie, en fragments ou en miettes. Voilà généralement ce qui caractérise notre présent. Poussières mnésiques et autant en emporte le vent… Brèves et riantes rencontres fortuites de gens croisés dans le monde d’hier.

Il m’arrive parfois, au hasard d’une rencontre, d’évoquer certains évènements de notre vie passée avec d’anciens compagnons des études ou de cette profession improbable qu’est le journalisme des années 70 et 80. Généralement dans ces cas là on ne retient que des anecdotes, des banalités faites de petites médisances et de sarcasmes, souvent aux dépens de tel ou tel individu de notre connaissance. Il y a toujours la figure emblématique et la tête de Turc dans tout groupe d’étudiants ou d’équipe rédactionnelle d’un journal. La première est effacée au profit de la seconde. Mais tout dépend de celui ou celle que l’on rencontre. Et puis il y a aussi les affinités entretenues à l’époque avec l’un ou l’autre. Le tempérament et le caractère. Ce sont bien ces deux traits psychologiques qui renseignent sur les acteurs de ces retrouvailles et font que celles-ci se passent bien. N’ayant jamais été quelqu’un de conflictuel, j’ai gardé d’excellentes relations, et parfois de bons souvenirs, avec ceux qu’il m’arrive parfois de croiser. Ceux de ma promotion de la fac, section «Sciences politiques», étant donné les perspectives d’emploi limitées à l’époque (et l’instauration, comme salle d’attente, du fameux «service civile») ont embrassé, pour un grand nombre d’entre eux, une carrière administrative, notamment au ministère de l’intérieur, mais pas seulement. Peu d’entre nous ont pu poursuivre leurs études en tant que doctorants. Il faut préciser aussi qu’à cette époque, la Faculté de droit de Rabat où enseignaient des professeurs étrangers de qualité, et des Marocains faisant leurs premiers pas, (A l’exception, bien entendu et entre autres, des aînés tels que Allal El Fassi, pour les juristes arabophones, ou les économistes Aziz Bellal et Aziz Lahbabi : un conservateur, un communiste et un socialiste, soit un parfait trio politique d’une démocratie rêvée et qui tardait à pointer son nez), la faculté donc comptait en outre, et curieusement, un jeune et ambitieux, mais déjà remarqué, Secrétaire d’Etat à l’intérieur en qualité de «maître-assistant» du droit… administratif. Il s’agit de Driss Basri. Plus maître qu’assistant et monté en grade au lendemain de l’épopée de la Marche Verte, Basri tenait absolument à ce «cours» malgré les multiples et variées occupations qu’on lui devinait et qui préfiguraient déjà la prodigieuse ascension d’un ancien commissaire de police devenu l’ombre tutélaire d’une formidable machine administrative en dirigeant la «mère des ministères». Pourtant, son cours tenu par intermittence vers 17 heures, était aussi tardif que sommaire et expéditif, ne consistant qu’en quelques «travaux pratiques» laborieux exécutés par quelques étudiants zélés et obséquieux qui préparaient déjà leur carrière d’après le service civil. Le plus célèbre des  maîtres-assistants, flairant comme de bien entendu la future recrue, n’hésitait pas à dire aux uns et aux autres, avec son fameux accent rocailleux de Settat : «Passez me voiR apRès vOtRe lécence !» La licence, en ce temps-là, n’étant que de trois ans, certains étudiants de la promo n’ont pas hésité à répondre à une aussi alléchante offre d’emploi. La Fac de droit, tout autant que l’Ecole nationale de l’administration publique (ENAP) de l’époque ont probablement servi, à l’insu de notre plein gré, d’incubateur et de laboratoire à la future «mère des ministères» et son rouleau compresseur pour le meilleur ou pour le pire. C’est selon. Mais pour en rire et «plus si affinités», nous étions quelques-uns à avoir fait un pas de côté. Ni à gauche, ni à droite en ce qui me concerne, mais à égale distance entre le rire et l’oubli. Et en tout état de cause, chacun aura fait son choix. Etait-ce par principe? Par paresse ? Ou tout simplement par instinct de conservation ? Seul le vent connaît la réponse, car comme disait l’homme politique français Edgar Faure qui parlait en connaissance  de cause : «Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent».

Le vent ne cessera pas de tourner pour les uns comme pour les autres. Un peu plus tard, chacun à sa façon ira secouer le paradigme idéal sur lequel nous avions bâti nos vies : une espérance éperdue dans le progrès et une soif inextinguible de démocratie. Mais peu à peu, un certain passé a passé et s’en est allé en pestant. Il a claqué la porte au nez de quelques souvenirs qui se bousculent et remontent comme un reflux de notre mémoire alourdie. Et voilà qu’aujourd’hui par ces temps troubles et médiocres d’obscurantisme violent et de passéisme vermoulu, revisitant d’anciens écrits et d’anciennes lectures, il m’arrive parfois de retrouver, souligné au crayon, ce constat implacable de Gramsci : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres».