Idées
Passation d’image
Clamer que le régime ne tient plus qu’à un fil et qu’il va tomber comme un fruit mûr entre dans le cadre d’une stratégie bien réfléchie. La riposte demande à l’être tout autant. Détruire l’argumentaire de l’autre en mettant en exergue ses failles, ne pas craindre de ferrailler avec lui avec les armes de la raison et de l’intelligence, voilà ce qui se fait en démocratie.
Qui aurait imaginé qu’un jour viendrait où des militants de la gauche radicale se poseraient en défenseurs de l’institution monarchique et demanderaient à ce que la loi soit appliquée à ceux qui lui portent atteinte ? L’ «Appel citoyen», lancé suite aux déclarations de la fille du leader de l’association Al Adl Wa Al Ihsan sur l’instauration d’une république islamique au Maroc, a, en effet, été initié par des figures longtemps représentatives de l’opposition irréductible au régime. Qui plus est, ces personnes ont payé un lourd tribut à leur engagement politique, sacrifiant leur jeunesse à la défense de leurs idéaux. Ces personnes qui, hier, croupissaient derrière les barreaux pour «atteinte aux institutions nationales» sont celles-là même qui se mobilisent aujourd’hui pour défendre ces dernières. Car, depuis, leur combat a porté une partie de ses fruits. Ces années sacrifiées pour l’élargissement des libertés individuelles et collectives ne l’ont pas été complètement à perte. Les éternels sceptiques ont beau clamer que «rien n’a changé», les militants évoqués savent, pour l’avoir frayé de leurs mains, l’importance du chemin parcouru. Ces avancées ayant été pour une bonne part le fruit de leur lutte, ils sont naturellement parmi les premiers à ne pas vouloir les voir réduites à néant. D’où leur «Appel citoyen» à la société dans son ensemble, afin que le fragile processus démocratique en cours ne soit pas étouffé dans l’œuf sous les coups de boutoir des extrémismes de tous bords.
Mais, tout compréhensible et légitime que soit ce souci de défendre des acquis chèrement payés – et que l’on sait réversibles -, il reste que la mobilisation choisie, dans ses modalités et dans son timing, n’est pas sans créer un malaise. Reprenons par le commencement. Mme Yassine, fille de son père, s’en est allée chez l’Oncle Sam tenir un langage sulfureux sur le devenir politique de notre nation. Elle avance – et cela n’engage qu’elle – que «la monarchie n’est pas faite pour le Maroc» et que «les indicateurs montrent que le régime s’écroulera bientôt». Cependant, aussi impertinents que puissent être ces propos, ils restent et demeurent une «opinion». Or, en tant «qu’opinion», ils devraient être libres d’être émis, quel que soit leur auteur. Dans un Etat de droit, chacun a le droit de dire et de penser ce qu’il veut, tant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté et à la dignité d’autrui. Estimer qu’une République islamique est ce qu’il y aurait de mieux pour le Maroc peut nous faire dresser les cheveux sur la tête, on n’en est pas moins là face à un point de vue. Selon la Constitution, la personne du Roi est inviolable et sacrée. Pour provocants qu’ils soient, les propos tenus par la fille du cheikh Yassine ne portent pas atteinte à la sacralité de la personne du roi.
Ceci étant dit, la question à un sou est de se demander pourquoi Nadia Yassine a enfourché ce cheval-ci à partir de cette tribune-là, à savoir une université américaine et ce, à un moment où le gouvernement de Bush multiplie les contacts avec les islamistes. Nul besoin d’être éminent politologue pour esquisser une réponse. Pousser l’Etat marocain à la faute et se faire tresser des lauriers de martyr à peu de frais, les nouveaux amis américains étant là pour veiller au grain, voilà qui ne ferait pas de mal à un CV sans relief véritable. Car l’ombre de papa ne peut pas planer éternellement. Il arrive un moment où il faut commencer à exister par soi-même. De ce fait, notre égérie islamiste ne pouvait rêver meilleure réaction que le tohu-bohu fait autour de ses déclarations. Comme campagne de pub pour asseoir un prénom, c’est tout simplement parfait ! Si à cela viennent s’ajouter quelques mois à l’ombre, le tour est joué : la passation d’image entre le père et la fille est accomplie.
Que des journalistes de la vieille école partent dans des diatribes incendiaires du style «les ennemis du Maroc…», il n’y a rien là de nouveau sous le soleil. Mais que des personnalités de la société civile et politique connues pour leurs engagements et leur intégrité morale enfourchent aussi ce cheval-là, voilà qui ne laisse pas d’étonner. Certes, la volonté de déstabilisation est claire. Clamer à tout vent que tout va mal, que le régime ne tient plus qu’à un fil et qu’il va tomber comme un fruit mûr, entre dans le cadre d’une stratégie bien réfléchie. Mais la riposte demande à l’être tout autant. Or, se laisser enfermer dans une logique de réaction ne paraît pas vraiment l’attitude la plus appropriée. Détruire l’argumentaire de l’autre en mettant en exergue ses failles, ne pas craindre de ferrailler avec lui avec les armes de la raison et de l’intelligence, voilà ce qui se fait en démocratie. L’idée d’un «Appel citoyen» est excellente. Mais pas dans ces conditions. Pas sous une forme réactionnelle. Que Mme Yassine dise ou pense ce qu’elle veut, c’est son problème. Celui par contre de ceux qui aspirent à une véritable démocratie dans ce pays est de mobiliser autour de leur projet de société. Dans deux ans, un rendez-vous électoral de la première importance nous attend. Un «Appel citoyen» a là sa raison d’être. Pleine et entière. Libre et totale.