Idées
Monde arabe : la dramatique continuité
Le report du sommet de la Ligue arabe agite les cercles politique, diplomatique et médiatique. Ce n’est pas la conjoncture d’un nouvel échec qui est inquiétante. Ce sont plutôt les données permanentes de la région qui pèsent sur son avenir. Trois maux rongent le monde arabe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale : la lenteur du processus de démocratisation ; l’importance des problèmes économiques et sociaux ; son infinie difficulté à s’entendre sur des dossiers de politique étrangère. Parler des conflits de cette région paraît, comme le rappelait un connaisseur, presque pléonastique, constitutif d’une identité forcée. Ces conflits ont fait de la région une zone de paroxysmes, unique dans le monde : paroxysme d’une richesse presque caricaturale, mais aussi de la pauvreté pour des populations entières. Paroxysme des conflits territoriaux, puisque nulle part au monde on ne trouve tant de rivalités portant sur la maîtrise de territoires. Paroxysme de l’immobilisme puisque la stagnation économique, l’absence de démocratie, l’inertie politique contrastent avec les dynamismes extérieurs. Paroxysme des affrontements religieux, qui transforment les religions vouées à la paix en doctrines de guerre. Paroxysme de la violence enfin, puisque la région, incapable de résoudre ses propres tensions, les exporte – et les subit.
Nous savons que la région est une mosaïque de populations, de religions. Politiquement, la diversité est aussi grande. Economiquement et socialement enfin, le monde arabe est peut-être plus éclaté encore. Mais à partir de l’accumulation de ces différences, les Etats concernés composent bien un sous-système régional, qui présente le triste privilège d’accumuler les sources de tension. Le pétrole, avec ses chocs et contre-chocs a constitué un facteur de division interne. Une autre ressource, l’eau, vient exacerber les conflits entre voisins. Des antagonismes déchirent les Etats arabes entre eux, à la fois sur des enjeux bilatéraux, sur la relation israélo-arabe ou, plus récemment, sur la relation à entretenir avec Washington. Au-delà de ces tensions, le monde arabe semble constituer un espace situé hors du temps mondial. Plus que les perspectives de changement, ce sont les sombres continuités qui frappent. Pourquoi cette exception ? Il n’existe pas, on le sait, de grille de lecture simple et unique du monde arabe. On ne peut ici que prendre acte du fait que les facteurs sont nécessairement multiples, et les responsabilités partagées. Celles des Etats de la région sont patentes. Celle de l’Etat d’Israël n’est pas moindre. Celle de l’Occident, enfin, ne doit pas être oubliée.
Les relations entre les Etats-unis et les Etats arabes sont ainsi au centre des interrogations, certains courants de l’administration américaine appelant à leur reformulation. Il y a aujourd’hui, aux yeux de la première puissance mondiale, un «problème arabe» et quelque velléité d’en sortir par une brutale remise à plat. L’administration américaine pense que les Etats-Unis doivent user de leur supériorité écrasante, sur les plans militaire, économique et politique, pour refaire le monde à leur image et que, ce faisant, ils serviront les intérêts des autres pays. Bien sûr, toute la question est de savoir si ces démocraties impérialistes croient sincèrement à leurs projets, ou s’il ne s’agit que d’un habillage rhétorique pour servir leurs propres intérêts. On ne peut «normaliser» une région selon ses propres critères
Entre la sclérose politico-sociale des Etats arabes et l’intransigeance israélienne, entre la complexité des situations internes et le simplisme de la vision américaine, tout concorde aujourd’hui pour que les analyses les plus pessimistes soient effectuées sur la région. Le monde arabe est encore une fois à un carrefour de son histoire. Le choix fondamental consiste à savoir si son parcours restera dominé par la torpeur, comme le laisse croire le contexte institutionnel actuel, et par des politiques inefficaces qui ont engendré des enjeux de développement considérables pour la région, ou si les perspectives d’une renaissance arabe seront activement recherchées. La région est-elle capable d’être maîtresse d’elle-même ?