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Idées

Lumières et obscurité

a l’angoisse créée par les souvenirs des guerres et des massacres des siècles passés, a succédé la peur. la peur de tout. la peur sous ses multiples visages. a croire que plus on s’ouvre sur l’universel, plus la frayeur de l’homme augmente.

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chronique Najib refaif

L’imprimerie a rencontré les Lumières et cela a changé le monde. Belle phrase que voilà et qui  atteste ce que la propagation de la culture et du savoir a apporté à l’humanité. Certes, les Lumières n’ont empêché ni les guerres, ni le fanatisme, ni les injustices, ni le repli identitaire. La culture ne peut pas tout face à la barbarie sous toutes ses formes. Mais elle est là, et son mérite est immense, pour atténuer, à défaut d’absorber, la violence de ces «passions tristes» et en prendre acte. En en prenant acte, on prend conscience de la nécessité des règles et des conventions dans la communauté, puis dans la société ou dans l’altérité et, plus largement, dans l’universalité. De cette dernière nous sommes encore bien loin . Alors que le monde est déjà ce village que l’on nous prédisait il y a moins d’un demi-siècle–à la faveur des premières inventions technologiques des moyens de communication–, jamais le repli sur soi n’a été aussi ouvertement entretenu et porté haut par un discours de plus en plus audible et de plus en plus haineux. A l’angoisse créée par les souvenirs des guerres et des massacres des siècles passés, a succédé la Peur. La peur de tout. La peur sous ses multiples visages. A croire que plus on s’ouvre sur l’universel, plus la frayeur de l’homme augmente. «Au XXe siècle, écrivait le journaliste et essayiste  américain Michael Ignatieff, l’idée de l’universalité humaine repose moins sur l’espoir que sur la peur ; moins sur une foi optimiste dans l’aptitude au mal ; moins sur une vision de l’homme comme acteur de son histoire que sur celle d’un être qui reste un loup pour ses semblables». Ce passage est tiré d’un document rédigé au XXe siècle. Nous avons largement entamé le XXIe siècle, mais ce constat n’a rien perdu de son actualité, ni de sa lucidité. Pire encore, on aurait dit un passage de l’ouvrage de Thomas Hobbes, le Léviathan rédigé en 1651, soit au milieu du XVIIe siècle. D’autres auteurs et penseurs des siècles des Lumières, Montesquieu, Rousseau, etc., avaient rédigé des pages frappées au coin de la même sagacité.

Aujourd’hui, la peur est redevenue une idée politique après avoir été une frayeur anthropologique sur laquelle, certes, les pouvoirs à travers l’histoire ont toujours joué et s’en sont servis comme levier et comme rempart pour se protéger ou pour se défendre contre des ennemis réels ou supposés. Depuis le début de ce nouveau siècle qui tarde à dire son nom, la peur se propage au quotidien et en temps réel parce que l’ignorance a rencontré, non pas l’imprimerie, mais ce qui a remplacé cette dernière. Si la galaxie Gutenberg a mis plus de cinq siècles avant de laisser la place aux nouveaux moyens technologiques et au numérique, ce dernier se réinvente et invente de nouveaux comportements et amplifie les peurs et les frayeurs. Le moindre sursaut enregistré à l’autre bout du monde et vu et commenté ici, relayé et partagé dans une amplitude virale qui nourrit, en continu et en live, une psychose à l’échelle planétaire. Comment dès lors prendre le temps d’analyser, de relativiser ou de «mettre en perspective», comme disaient les médias traditionnels ? Traditionnels. C’est bien l’adjectif qui qualifie et ringardise tous ceux qui veulent mettre un peu de bon sens dans tout cela, et laisser le temps au temps avant d’en juger ou d’en prendre son parti. Franz Kafka, dans son roman inachevé Le Château, écrit ceci comme une prémonition de ces temps de peur et de panique : «Nous les gens d’ici avec nos tristes expériences et nos continuelles frayeurs, la criante nous trouve sans résistance ; nous prenons peur au moindre craquement du bois, et quand l’un de nous a peur, l’autre prend peur aussitôt, sans même savoir exactement pourquoi. Comment juger sainement dans de telles conditions ?»

Le village global et naïvement amical dont rêvait Macluhan est en passe de se transformer en autant de tribus antagonistes ou belliqueuses qui jouent à se faire peur. L’imprimerie, écrivons-nous au début, a rencontré les Lumières et le monde a changé. Aujourd’hui, la peur a rencontré un autre moyen d’expression et de diffusion, et c’est alors que le monde a changé de forme et l’expression de fond. Est resté le moyen, lequel évolue et se réinvente chaque jour, charriant et propageant cette «obscure clarté qui descend du ciel». S’agissant des Lumières et ses penseurs et notamment de l’Esprit des lois de Montesquieu,  le politologue américain Corey Robin, auteur d’un excellent essai sur la peur, écrit : «Il a produit une nouvelle esthétique politique et littéraire, qui repose sur une rhétorique de l’hyperbole suggérant que la terreur est immanquablement synonyme d’irrationalité, d’obscurité et d’étrangeté, et que ses ennemis mortels ont pour nom lumière, raison et intimité».

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