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Idées

Lire la «Sira» du Prophète

Que l’islam se soit nourri de pratiques préexistantes paraît la logique même. Mais dans l’esprit de bon nombre de musulmans, c’est loin d’être aussi évident.

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Mardi 21 novembre, dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine, le collectif Modernité et démocratie faisait salle comble. Et pour cause : il y était question de la Sira nabaouya, cette chronique de la vie du Prophète telle que rapportée par ses compagnons. Au-delà de la figure des conférenciers, Adil Rifaat et Bahgat Einadi, deux intellectuels égyptiens de haut vol, il y avait cet intérêt profond pour tout ce qui relève du religieux. Qui, il y a vingt ans, eut imaginé attirer un public, essentiellement francophone, autour d’un sujet tel que celui-ci ? Les Prophètes de la vie desquels on se repassait le film avaient pour nom Lénine ou Mao. La vie à Moscou, oui, la vie à Pékin, certainement, mais la vie à Médine, il y a quatorze siècles, ce n’était pas vraiment la tasse de thé la plus recherchée ! Or, aujourd’hui, c’est ce temps-là sur lequel on cherche à revenir, à s’appesantir.
C’est ce temps-là que d’aucuns voudraient voir rythmer notre présent. L’une des raisons, peut-être, qui ont conduit deux anciens marxistes-léninistes égyptiens, au parcours intellectuel par ailleurs des plus éloquents, à consacrer dix ans de leur vie à un formidable travail de compilation et de traduction des écrits des premiers siècles de l’islam. L’islam étant actuellement au cœur du débat public, ils se sont efforcés de donner à comprendre, à un public de non-initiés, comment la pensée fondatrice de la religion musulmane s’est mise en place. Vivant en Occident, la mission première qu’ils se sont assignée est de modifier la vision qu’on y a des Arabes. Mais, dans le même temps, leur travail s’adresse à nous qui vivons dans ces sociétés arabo-musulmanes, de plus en plus stigmatisées comme productrices d’obscurantisme et d’intolérance.
Parmi les choses mises en exergue, et ce par le biais des écrits les plus autorisés, il y a cette vie à Médine du temps du Prophète à laquelle certains voudraient nous ramener en nous la posant comme celle du temps idéal. Or, justement non, Médine ne fut jamais une cité idéale. Elle ne le fut pas pour cette simple raison qu’elle était habitée par des êtres humains et qu’aucun être humain sur cette terre ne peut être un être parfait. Pas même le Prophète de l’islam. «Je suis un homme comme vous, à qui il arrive de se tromper comme vous», ne cessait de répéter Mohammed à ses compagnons. C’est cette dimension d’humanité pétrie d’humilité mais assortie de génie de celui qui fut porteur de la parole sacrée que nous restituent, dans leur Sira, Adil Rifaat et Bahgat Eindi (alias Mahmoud Hussein). Qu’est-ce qu’une Sira ? Tout part du fait que la révélation a été donnée dans une société orale. Le Prophète portait la parole de Dieu à ceux qui l’entouraient. Cette parole-là, les uns la transmettaient aux autres. Il fallut plus de vingt ans avant qu’elle ne fut entièrement couchée sur papier, sous la forme coranique qu’on lui connaît désormais. Mais le cadre dans lequel la révélation a eu lieu, l’ordre chronologique suivant lequel les versets sont tombés, la manière dont telle ou telle opinion du Prophète a été formulée, tout cela, c’est dans la Sira que nous les retrouvons.
Ce texte qui décrit la vie de Mohammed se présente sous forme de récits imagés, de chronologies, de notations concrètes. Il est surtout le seul texte canonique qui permette de contextualiser la révélation des versets coraniques. Or cela est de la plus haute importance pour une compréhension non biaisée de l’islam. La toute première Sira a été établie à la fin du VIIIe siècle. Trois autres versions ont suivi, la plus connue étant celle de Tabari. Dressées à un moment de très grande fécondité intellectuelle, ces différentes moutures se présentent comme un corpus énorme et très touffu.
La tâche à laquelle se sont attelés Adil et Bahgat a été de le rendre accessible au plus grand nombre en le présentant sous une forme agréable à lire. Ils ont ainsi restitué un ordre chronologique au foisonnement de détails dont la livraison, souvent en vrac, décourage la lecture. Le respect de l’ordre chronologique permet, de plus, de distinguer entre les versets abrogés et les versets qui abrogent. Les auteurs se sont autorisés par ailleurs à enlever certaines choses en contradiction flagrante avec la personnalité du Prophète. Ainsi, par exemple, des récits relatifs à des prodiges supposés accomplis par Mohammed alors que celui-ci a toujours bien spécifié qu’il n’était pas un faiseur de miracles.
Au cours de la rencontre organisée par le collectif, les deux co-auteurs se sont exprimés sur certains des enseignements fondamentaux de la Sira. Il est important pour les musulmans de se rappeler qu’«il y avait quelque chose avant l’avènement de l’islam». Par exemple, que le Ramadan était jeûné avant l’islam, que le haj existait avant lui, que certains usages, comme couper la main au voleur, avaient été introduits par un chef de tribu arabe. Que l’islam se soit nourri de pratiques préexistantes paraît la logique même. Dans l’esprit de bon nombre de musulmans, c’est loin pourtant d’être aussi évident. Bahgat Einadi raconta combien l’un de ses amis, musulman pratiquant, fut choqué, ulcéré même, d’apprendre la nature anté-islamique du haj.
Or croire que tout a commencé avec l’islam, et que donc tout se réduit à l’islam, participe à cette fermeture intellectuelle si présente dans les sociétés musulmanes actuelles. Et si éloignée de l’ouverture d’esprit propre à ces siècles de l’âge d’or musulman où l’on débattait de tout, y compris de la nature de Dieu. Si contraire aussi à la personnalité de celui par lequel la parole sacrée advint. Le portrait du Prophète Mohammed, tel qu’il se dégage de ces écrits, est celui d’un être exceptionnel avec lequel le débat était toujours ouvert, que ses compagnons n’hésitaient jamais à interpeller avec la plus grande liberté. Un être qui ne craint pas de reconnaître ses doutes, ses hésitations, ses peurs et ses erreurs. Cet exemple-là, combien de «bons» musulmans ont-ils à cœur de le suivre ?