Idées
L’impasse syndicale : au-delà des divisions, des causes profondes
La forme la plus inquiétante
de la crise de représentativité
que connaît le syndicat est la faible part de jeunes mais surtout
de femmes parmi les adhérents.
Cela signifie que les syndicats prennent insuffisamment
en compte leurs aspirations
et leurs revendications.
C’est donc moins un problème
de sociologie que
de stratégie d’action.
Le syndicalisme marocain ne va pas bien. C’est une affaire entendue. Et ce n’est pas un scoop : cela fait des années que ça dure. Les salariés n’ont jamais réussi à s’organiser collectivement de manière efficace et durable. Mais les vingt dernières années ont représenté une véritable descente aux enfers : scissions, pertes d’effectifs, reculs électoraux. Pour expliquer les difficultés du syndicalisme, on se focalise souvent sur les bagarres de chefs ou les divisions politiques. La faiblesse du syndicalisme a malheureusement des causes plus profondes.
L’une d’elles est d’abord sa difficulté à s’adapter à la transformation de l’environnement. Que le syndicalisme soit déphasé n’est évidemment pas contestable. Tout a été dit à ce propos sur la pesanteur de ses structures, l’archaïsme de son langage militant, son enfermement dans un certain ouvriérisme si ce n’est populisme, sa difficulté à s’adresser aux nouvelles couches salariées, son retard à prendre en compte les mutations économiques et culturelles de la société… Mais il ne suffit pas qu’il procède à un certain aggiornamento pour se retrouver en phase avec la société d’aujourd’hui, au sens où une entreprise se voit périodiquement contrainte de lancer de nouveaux produits et de dépoussiérer son organigramme pour rester dans la course.
La particularité d’un syndicat est d’être une institution «protégée», une situation plutôt comparable à celle de l’administration. Son existence et sa légitimité relèvent d’une tradition, d’un statut social. Il peut être déphasé par rapport à l’évolution de l’environnement et bien se porter. Cela ne rend pas son adaptation impossible, mais cela explique qu’elle puisse être particulièrement lente. La lenteur de cette évolution entre en résonance avec l’individualisme foncier des patrons marocains, généralement réticents à la présence syndicale. Cette tendance est encore renforcée par l’air du temps : il faut débarrasser les entreprises de toutes ces contraintes qui les empêchent de réagir rapidement aux évolutions du marché…. Augmenter les salaires ? Vous n’y pensez pas : notre concurrent vend déjà ses produits 5% moins cher que nous. Diminuer l’intensité du travail ? Je voudrais bien, mais Machin risque de nous manger la laine sur le dos… Imparable, surtout dans le contexte du chômage de masse.
Pour ne rien arranger, la représentation des salariés dans l’entreprise est devenue un maquis. Les délégués du personnel discutent des cas individuels, le délégué syndical, qui n’a pas de compte à rendre aux salariés, conclut des accords en leur nom… Les organisations syndicales se complaisent dans cette situation, car elle permet de donner à une frange de salariés une protection et des heures de délégation.
La crise de représentativité est enfin l’une des difficultés auxquelles est confronté le syndicalisme. Ce n’est pas propre au Maroc. Avec quelques nuances. En Europe, les mutations sociologiques conduisent à considérer que face à l’avènement d’une société d’individus, les différenciations des intérêts des travailleurs deviennent plus subtiles. D’où la baisse d’influence des syndicats. Or, au Maroc, nous sommes encore au modèle initial de syndicats incarnant des groupes sociaux bien dessinés et aux intérêts homogènes. Les conditions de solidarité sociale n’ont pas encore changé, la transformation du mode de production n’est pas fondamentale et n’a pas d’effet de bouleversement sur les identités. Le capitalisme marocain produit encore une classe ouvrière au sens traditionnel du terme, qui intègre toutes les différences individuelles. Toutefois, la crise de la représentativité prend d’autres formes. La plus inquiétante est la faible part de jeunes, et surtout de femmes, parmi les adhérents. Cela signifie que les syndicats prennent insuffisamment en compte leurs aspirations et leurs revendications. C’est donc moins un problème de sociologie que de stratégie d’action. En somme, ce n’est pas l’essence du syndicalisme qui est mise en cause mais ses formes, son style. Le mouvement syndical saura-t-il, à l’avenir, faire le nécessaire pour remonter la pente, faciliter l’émergence d’une représentation plus forte et plus rassemblée ? .
