Idées
Les femmes au front
Les trois révolutions qui ont abouti à un changement de régime en Tunisie, en Egypte et en Libye se sont faites au nom de la démocratie. Mais elles ont porté au pouvoir des forces conservatrices farouchement hostiles aux libertés individuelles, synonymes à leurs yeux de porte ouverte à la déviance morale et religieuse. Les femmes et les artistes sont les premiers à devoir pà¢tir du nouvel ordre moral qui se met en place un peu partout dans le monde arabe, Maroc y compris.

Des larmes ont perlé à ses paupières. Du coup, c’est toute la salle qui a eu la gorge serrée. Des applaudissements ont éclaté, aboutissant à une longue ovation. Latifa a alors éclaté en sanglots. Un moment très fort, un de ces moments de fusion où on se sent formidablement bien car en phase avec son voisin. C’était à Essaouira, lors du forum sur «Sociétés en mouvement, cultures en liberté» organisé en marge du Festival Gnaoua. Latifa Ahrar avait été invitée, en tant qu’artiste, à parler de sa perception de la liberté.
La comédienne commença par dérouler le fil de son histoire. Elle expliqua combien, très tôt, elle avait été habitée par ce besoin d’être libre. Elle évoqua ses rêves de petite fille : «Quand j’étais enfant, je voulais partir sur la lune» et son mal-être d’adulte : «Maintenant, je cherche une place sur la terre». Elle parla enfin de son rapport au corps, de ce corps qu’elle a eu l’audace de dénuder sur scène, provoquant le haut-le-corps des bien-pensants.
En octobre 2010, en effet, cette figure montante du théâtre créa le scandale en se déshabillant sur scène dans sa pièce «Kafr Naoum». Bien qu’elle resta en dessous, son acte fit scandale. Il provoqua un buzz énorme entre ses défenseurs, qui saluèrent son courage, et ses adversaires, qui la traitèrent de prostituée. Comme tous ceux qui réveillent l’ire des extrémistes, Latifa eut son lot de menaces de mort. Mais cela ne l’arrêta pas. Elle continua malgré tout à jouer sa pièce et à s’effeuiller sur scène, expliquant que «pour libérer les voix, il faut libérer le corps» et qu’«on vient au monde nu». Tout le long de son témoignage, Latifa fit rire la salle avec son humour et ses mots qui faisaient mouche. Mais quand elle évoqua sa grand-mère qui ne voulait plus la voir, la voix de l’artiste se cassa et elle ne put dissimuler sa peine. Emu, le public, alors, se leva et la salua longuement. Les mêmes sentiments traversaient la salle, de l’admiration pour l’artiste et de la fierté pour la concitoyenne. Une fierté double quand on est soi-même de sexe féminin et marocaine. Le témoignage de Latifa Ahrar rappelle combien, dans ce combat pour les libertés individuelles, les femmes se positionnent en première ligne. Et combien leur engagement peut être à toute épreuve.
Le cas de Latifa en donne un parfait exemple. L’actualité de ces derniers jours, avec la prise de position retentissante de la présidente de l’AMDH, Khadija Ryadi, vient de nous en livrer un autre. Est-ce par hasard si l’AMDH a attendu d’avoir une femme à sa tête pour se prononcer pour l’abrogation de l’article de loi qui pénalise les relations sexuelles hors mariage ?
On peut se permettre d’en douter. Aujourd’hui, alors que le printemps arabe accouche d’un été islamiste, la question à l’ordre du jour devient plus que jamais celle des libertés individuelles. Les peuples arabes sont sortis de leur léthargie. Ils ont commencé le long chemin de l’émancipation politique.
Les trois révolutions qui ont abouti à un changement de régime en Tunisie, en Egypte et en Libye se sont faites au nom de la démocratie. Mais elles ont porté au pouvoir des forces conservatrices farouchement hostiles aux libertés individuelles, synonymes à leurs yeux de porte ouverte à la déviance morale et religieuse. Les femmes et les artistes sont les premiers à devoir pâtir du nouvel ordre moral qui se met en place un peu partout dans le monde arabe, Maroc y compris.
Nouveau n’est peut-être pas le terme approprié, car les forces désormais au pouvoir sont représentatives d’un courant majoritaire au sein de la société. Mais ces gouvernants issus des urnes entendent étouffer dans l’œuf les mouvements d’émancipation dont le champ social est également agité. D’où la bataille en préparation et à laquelle «le camp moderniste» doit faire face.
Les voix que l’on entend le plus actuellement sont féminines. Mais, heureusement, pas seulement. Mokhtar Laghzioui, rédacteur en chef d’Al Ahdat Al Maghribia, en soutenant Khadija Ryadi, a eu les honneurs lui aussi d’une menace de mort. Voilà qui lève toute ambiguïté sur les enjeux du combat.
