Idées
Les chiffres du chômage
Bien sûr, il y a ceux qui ont un emploi. Mais combien de contrats précaires, combien de sous-employés,
combien d’emplois insoutenables ?
On ne peut se limiter à changer la nature du problème en transformant les chômeurs en travailleurs pauvres (working poors), victimes de la précarité et du temps partiel contraint
L’opinion publique ne croyait pas aux indicateurs officiels du chômage. L’annonce d’une perspective de réduction du taux de chômage à 7% risque de porter un coup final à leur crédibilité. La conjoncture économique particulière en ce début d’année 2008 remet en évidence, après l’euphorique envolée du secteur de la construction, quelques caractéristiques fondamentales du chômage national. En premier lieu, le chômage demeure un phénomène persistant et massif. Le sentier de croissance de l’emploi au Maroc n’a pu ramener, temporairement, le taux de chômage que juste en dessous des 10 %. La perspective du plein-emploi est un mythe. Certes, l’objectif de réduire le chômage doit être réaffirmé comme une priorité, mais il ne peut être présenté comme le produit garanti d’une croissance économique qui reste fondamentalement cyclique et incertaine. En second lieu, le chômage est un phénomène inégalitaire. L’inégalité se manifeste d’abord au niveau spatial. Une partie du territoire connaà®t une croissance de l’emploi mais pour des raisons particulières. Certaines régions, comme Tanger-Tétouan ou le Haouz-Tensift, bénéficient d’un tissu économique particulièrement dynamique. D’autres zones, rurales, ont un faible taux de chômage parce que la part des inactifs (notamment les personnes âgées) y est plus importante que la moyenne et que les habitants en âge de chercher du travail sont partis vers d’autres régions. D’autres parties du territoire restent marquées par le chômage de masse, pour des raisons exactement inverses : parce qu’elles attirent une population en quête de travail ou parce que leur économie subit encore le choc de profondes restructurations de l’activité agricole ou industrielle (Doukkala et le Gharb). L’inégalité se mesure aussi entre les catégories socio-démographiques : un territoire en croissance d’emploi peut cependant être marqué par le chômage pour certaines catégories de sa population. Le taux de chômage est moins élevé pour les cadres que pour les employés et les ouvriers. Il est également plus prononcé pour les femmes entre 15 et 24 ans et les diplômés, que pour les hommes de 50 ans et plus. En troisième lieu, le chômage est un phénomène aux frontières indéterminées : la prolifération des formes particulières d’emploi élargit la sphère de l’emploi précaire et du sous-emploi. Sur des milliers d’actifs employés, une proportion non négligeable exerce des activités occasionnelles ou réduites au cours du mois.
Pour rétablir la crédibilité du système statistique public et la possibilité du débat démocratique, il est urgent et indispensable de construire un nouveau système d’indicateurs, complet, fiable et pertinent. Certes, l’enquête nationale du Haut commissariat au Plan tente de quantifier diverses situations de privation d’emploi ou de sous-emploi. Mais aujourd’hui le système statistique public doit sortir de son inertie. Il doit construire un système d’indicateurs qui prenne en compte, sans chercher à les minimiser, la diversité des formes de précarité : outre bien sûr le chômage total, il faut connaà®tre l’ampleur des situations d’emploi qui ne permettent pas aux travailleurs de gagner décemment leur vie, de prévoir le lendemain, d’utiliser pleinement leurs capacités, de préserver leur santé physique et mentale. Le BIT a élaboré depuis déjà près de dix ans un concept qui complète la notion de chômage total par la prise en compte des diverses dimensions de la précarité : c’est le concept d’emploi inadéquat. Jusqu’à présent la Direction des statistiques a appliqué cette résolution a minima : la seule innovation du système statistique public a été le calcul annuel d’un taux de sous-emploi, pris dans un sens restrictif. Mais il est nécessaire et possible, grâce à l’Enquête Emploi, de mesurer aussi les autres dimensions de l’emploi inadéquat: les contrats précaires qui ne permettent pas de construire un avenir ; le sous-emploi, qui ne permet pas l’utilisation des qualifications et des capacités des personnes; les emplois insoutenables qui ne préservent pas la santé de ceux qui les occupent ; les bas salaires qui ne permettent pas de vivre décemment. Les objectifs de création d’emplois ne peuvent être dissociés des critères relatifs à la qualité de l’emploi (ou emplois convenables). On ne ferait que changer la nature du problème en transformant les chômeurs en travailleurs pauvres (working poors), victimes de la précarité et du temps partiel contraint.