Idées
Les années brochettes du Chateaubriand
A l’orée des années 70, rabat était la seule ville réunissant quasiment tous les étudiants du pays…

«Ouvre si tu peux sans pleurer ton vieux carnet d’adresses», a écrit quelque part le poète Aragon. Nulle envie de pleurer, et pas de carnet d’adresses dans cette ville ni dans ce quartier que je ne vais pas tarder à quitter pour une autre ville, d’autres rues dont les noms vont aussi valser au gré du temps.
A l’orée des années 70, Rabat était la seule ville réunissant quasiment tous les étudiants du pays. L’Université Mohammed V avec sa Faculté des lettres, et celle de droit, en plus de l’Ecole des ingénieurs et quelques instituts en gestation étaient des lieux académiques par excellence. C’est une sorte de campus universitaire éparpillé dans le quartier résidentiel alors verdoyant de l’Agdal. Ce campus sera bientôt prolongé par une cité, au départ réservée aux garçons et plantée au beau milieu des champs en friche, vers la sortie de la ville. Autant dire une invitation à partir. C’est la future cité Al Irfane d’aujourd’hui qui n’était, à l’époque, qu’une cité-dortoir jouxtant le restaurant universitaire où s’alimentait une génération d’étudiants boursiers affamée et toujours fauchée. Mais devant l’arrivée impromptue, mal planifiée et massive d’autres contingents d’étudiants, une caserne de soldats au quartier Al Akkari (Camp Moulay Ismaïl) a été à moitié désaffectée afin de caser de nouveaux bacheliers et bachelières. De sorte qu’une promiscuité militaro-civile donnait à ce campus un étrange et double cachet mi-universitaire, mi-militaire. A la sortie, comme à l’entrée, les deux soldats en faction ne savaient où donner de la tête à trop regarder se mouvoir de jeunes garçons et de jeunes filles, cheveux longs et jupes courtes. On les devinait partagés entre la complicité et l’indignation, se retenant de réagir ou de sourire, devant les éclats de rire des couples qui se formaient et les gestes de tendresse d’autres qui se faisaient la bise sous la solennelle devise tripartite de la nation.
Pendant ce temps-là, dans le quartier de l’Agdal, encore zone totalement réservée aux villas, d’autres étudiants vivaient une autre promiscuité non moins paradoxale. Quartier résidentiel perpétuant le quotidien indolent et confortable de ce qui restait de l’ère coloniale, l’Agdal abritait de nombreux résidents, étrangers, français notamment, ainsi que des Marocains aisés ou de hauts fonctionnaires de l’Etat. Tout ce beau monde cohabitait en bonne et agréable intelligence avec des étudiants désargentés, dont certains logeaient (ou squattaient) dans des villas avec jardin et autres commodités. Comment se débrouillaitent-ils avec les charges et la cherté de la vie dans ce quartier ? Le temps marocain de cette époque ne manquait ni de paradoxes, ni de mystères… L’espace le plus convivial et le centre névralgique étaient la place et son église. Il s’agit de la place Jeanne D’Arc, aujourd’hui rebaptisée Rabé3a al Adaouia après avoir rasé l’église et érigé à sa place un complexe immobilier d’une mocheté inimitable répondant au nom de… Kaïs. Le fou de Leila ? Allez savoir ! Finalement, une sainte est remplacée par une autre sainte, et les deux entendaient des voix venues d’ailleurs mais pas dans la même langue. L’ont-ils fait exprès, nos édiles, ou auraient-ils de la culture à notre insu ? L’architecture de la place coloniale, ou ce qui en reste, est faite de pierre de taille apparente mariée à cette belle couleur ocre chère aux urbanistes depuis Lyautey. C’était là en fait le véritable centre commercial de l’Agdal doté d’un marché bordé de magasins : charcuterie, boulangerie, pâtisserie , sans oublier la cave de vins. Non loin et dans le prolongement, il y avait la salle de cinéma et de théâtre éponyme (seul espace au Maroc où Jacques Brel s’était produit dans les années 60), et quelques bistrots, dont le fameux Chateaubriand, haut lieu de la faune estudiantine, plus ou moins engagée politiquement, et surtout assoiffée lorsque la bourse relativement trimestrielle venait à être octroyée. Quand les fonctionnaires avaient des fins de mois difficiles, la faune estudiantine, elle, avait des fins de trimestre quasiment miséreuses. Le café-bar-brochettes Chateaubriand n’avait de commun avec l’auteur des «Mémoires d’outre-tombe» que les souvenirs laissés par d’anciens étudiants des sixties, militants de gauche devenus professeurs émérites, cent mètres plus loin, à la fac de droit ; ou cadres, agents d’autorité, voire, plus tard et dans une autre vie, ministres et hauts responsables d’un Etat que certains d’entre eux avaient tant vilipendé. Cependant, même en ce lieu qui bruissait de longs débats sur la lutte du prolétariat face au pouvoir et son suppôt la bourgeoisie comprador, il y avait une division de classes sociales marquée par les deux coins à brochettes. Dès l’entrée, et à gauche bizarrement, les brochettes étaient faites, au choix : de viande ou de foie de veau, de kefta bien assaisonnée, des saucisses bien dodues et relevées, et enfin d’une portion de frittes généreuse. Mais les prix l’étaient en conséquence. A droite, un menu unique après une longue queue: une saucisse synthétique solitaire d’un rouge sang douteux, gisant dans un petit pain de la taille d’une poignée de bébé. Bref une fiction de saucisse dans une bouchée de pain accompagnée d’une demi-douzaine de frittes molles et huileuses.
