Idées
Le nom des miens
Arrivé devant le comptoir de la police des frontières, dans cet aéroport d’un pays arabe à la fin des années 80, je suis consterné par la question d’un policier au visage fermé et dont la grosse moustache accentue davantage la sévérité de son apparence.
Il est vrai que les postes des polices des frontières, presque partout à travers le monde, ne sont aucunement des lieux de passage accueillants. C’est même le contraire car tout est fait pour susciter l’angoisse du visiteur, qu’il soit autochtone ou étranger. Mais lorsque le voyageur étranger est d’origine arabe ou supposé tel, le nom et le prénom inscrits sur son passeport ne suffisent pas. On ne doit pas seulement exciper de ces deux identifiants, mais décliner aussi les prénoms du père et du grand-père paternel. Celui de la grand-mère ne les intéresse guère. Quant au lieu de naissance, il ne se résume pas uniquement à la ville et au pays, ce qui, géographiquement parlant, est amplement suffisant pour localiser l’origine de votre lieu de naissance. Non, il fallait ce jour-là préciser également le nom de la tribu. Déjà qu’il fallait me rappeler le nom de mon grand-père paternel, que je n’ai pas connu et que mon père n’avait jamais évoqué par son petit nom devant moi. Mais voilà que j’étais sommé de révéler le nom de ma tribu comme si j’arrivais d’une réserve au nom précis où mon peuple aurait été parqué. Interloqué, j’ai précisé au policier qui me dévisageait, comme on inspecterait un suspect longtemps recherché, que je n’avais aucune idée de comment se prénommait mon grand-père. De plus, je suis né dans une ville impériale du Royaume du Maroc plus que millénaire. Le visage du policier se referma davantage, mais comme ma ville natale, Fès en l’occurrence, évoqua chez lui quelques réminiscences scolaires, il inscrivit le nom de cette cité dans la case réservée à la tribu. Pour les prénoms du père et du grand-père, on avait fini par trouver un compromis onomastique (l’onomastique est la science qui étudie l’origine et la formation des noms) qui allait satisfaire tout le monde : Mohamed Ben Mohamed.
Je ne sais pas si l’on continue encore à identifier de la sorte les visiteurs d’origine supposée arabe, car depuis cette étrange identification arabo-arabe frontalière, je n’ai plus eu l’occasion de débarquer dans cette contrée arabique si loin de nos rivages atlantiques. Mais en lisant, un peu plus tard, un ouvrage fort instructif sur les origines du nom chez les Arabes, j’ai saisi le processus fort alambiqué de la formation du nom arabe depuis des temps reculés. Dans son livre intitulé «Le voile du nom» (1991.Editions PUF), Jacqueline Sublet, docteur ès lettres et directrice de recherches au CNRS en France, remonte le temps arabe de la formation du nom à l’aide d’une base de données servant à étudier et à répertorier les noms propres et les biographies des personnages identifiés dans les sources arabes. L’auteur a fait là un travail fort utile et plein d’érudition sur ce que les noms propres peuvent renfermer comme éléments biographiques qui sont dignes d’une enquête policière. «Le nom propre arabe médiéval, écrit-elle, contient cette exigence d’universalité: tout savoir, tout recenser, se remettre en mémoire à travers les noms de personnes». En effet, selon l’auteure, les composantes du nom jouent plusieurs rôles dans la vie de l’individu, «chaque élément étant susceptible d’avoir servi à le nommer selon les contextes, occultant d’autres éléments et préservant un nom plus secret reçu à la naissance. Les noms à référence géographique, par exemple, s’ajoutent au fur et à mesure des déplacements du personnage».
Dans l’épigraphe de cet excellent ouvrage, l’auteur a choisi une citation de Michel Eyquem de Montaigne qui résume parfaitement le propos: «Je n’ai pas de nom qui soit assez mien». L’épisode sur le malentendu onomastique de l’aéroport relaté au début confirme l’aveu de l’auteur des «Essais». L’histoire coloniale au Maghreb par exemple a ajouté d’autres éléments d’identification qui expliquent les noms bizarres et parfois péjoratifs portés encore aujourd’hui et cela même par certaines personnalités politiques de haut rang dans les pays de la région. Il y a des Bou3moud, Bouma3za, Boumahraz, Bougachouch et bien d’autres patronymes portés lourdement par plus de trois générations et dont la fabrication est une lubie, voire une farce faite par un fonctionnaire taquin ou carrément raciste siégeant au bureau de l’état civil colonial. Au Maroc, on n’a pas échappé à ces sobriquets faisant office de patronymes dûment enregistrés dans le livret de famille. Ce qui explique, en partie, une vague de changement de noms au cours des années 60 chez les ruraux et les classes modestes notamment. D’où la floraison des Chawki et autres Wahbi, noms faisant parfois référence aux vedettes du cinéma égyptien de l’époque. D’autres noms ont été inspirés par des zaouia ou une tribu prestigieuse du coin, voire des patronymes passant pour nobles et dont ils ont revendiqué la filiation. Tout cela pour dire l’importance de la relation que l’on entretient avec ses origines, une relation qui relève parfois, comme dirait Abdelkbir Khatibi, de cette «blessure du nom propre». La preuve de soi est une douloureuse épreuve qui laisse des traces. Le voile du nom tente de dissimuler ces traces, mais souvent le voile dissimule autant qu’il révèle n