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Idées

L’aventure est au coin de la rue (14)

l’ivresse partagée crée parfois des liens mystérieux entre ces naufragés d’un même bateau ivre qui voguait à vue sous une chape de plomb.

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chronique Najib refaif

Je me souviens. Phrase simple qui a donné le titre d’un livre personnel de George Perec que lui a inspiré l’autobiographie d’un auteur américain, Joe Brainard, «I remember». Dans toutes les langues, c’est une phrase simple qui sonne juste et veut dire presque tout. C’est-à-dire pas assez, car dire ou raconter n’est pas se souvenir. Le souvenir a besoin de noms et de visages. On ne se souvient que de ce qui vient évoquer, à fleur de mémoire et dans l’incertitude, des faits, des noms ou des événements, puis de les faire tomber un à un dans l’escarcelle de la mémoire. C’est alors que d’une plume trempée à l’encre de la tendresse, de la mélancolie ou de la colère, l’homme qui se souvient écrit son roman personnel. Ainsi commence la réinvention de soi, cette narration qui engendre et enchante les souvenirs.

Après avoir quitté la librairie– non sans avoir fait un petit stock de lectures fragmentaires et clandestines en feuilletant compulsivement plusieurs ouvrages–, j’ai repris mon vagabondage le long de l’artère principale de la ville. Le centre de la capitale à cette époque (mais cela n’a guère changé) ne réserve pas beaucoup de surprises. La grande avenue qui le traverse commence par l’entrée de la médina et se termine par la mosquée Assounna jouxtant les remparts du Palais royal. Une double enfilade de palmiers souligne l’autorité architecturale et administrative coloniale, sa topographie et sa toponymie telles que conçues et promues par le Maréchal Lyautey : la Grande Poste, la Trésorerie, la Banque centrale, le siège du Parlement et, lui faisant face, l’hôtel Balima et sa célèbre terrasse, puis la gare ainsi qu’une dizaine de magasins et quelques cafés, dont les «Ambassadeurs». Derrière cette artère, tapis dans les rues perpendiculaires, se nichaient des petits bars et bistrots où la bière et le vin coulaient à flot. On les reconnaissait au brouhaha qui s’en échappait dès qu’on entrouvrait la porte. Un mélange de bouts de chansons langoureuses, d’éclats de rires éraillés et le tout enveloppé de fumée de tabac et d’odeurs de sardines grillées…Les «apéros», du midi et du soir, s’y prolongeaient des heures durant, quand ils ne se rejoignaient pas pour certains piliers. Parmi ces derniers on comptait quelques artistes noyant leur spleen dans un ballon de rouge et deux ou trois journalistes, en mal d’articles, au verbe haut et parfois au vin triste. Mais ils n’étaient jamais seuls. On soupçonnait, souvent à raison, la présence à peine camouflée d’agents des Renseignements généraux et d’autres officines, plus ou moins identifiables, en «service commandé» mais aussi parfois pour leur propre plaisir. Tout ce beau monde «fraternisait» en trinquant pour le meilleur et pour le rire. Le pire étant à venir, ou peut-être pas du tout. L’ivresse partagée crée parfois des liens mystérieux entre ces naufragés d’un même bateau ivre qui voguait à vue sous une chape de plomb.

C’est en coupant par une petite rue perpendiculaire juste derrière le Balima que je suis arrivé devant une vitrine où l’on accrochait les pages d’un journal qui venait d’être fondé. Deux quotidiens plutôt, l’un en arabe et l’autre en français. L’offre journalistique de l’époque était on ne peut plus limitée et ne donnait à lire que deux ou trois journaux de partis politiques de l’opposition, en plus des deux avatars indéboulonnables hérités de l’ancienne presse coloniale, «Le petit Marocain» et son petit frère jumeau vespéral «La vigie». Ils ont été rebaptisés sous des titres qui ne mangent pas de pain mais bouclent, à eux seuls, la journée : «Le Matin» et «Maroc-Soir».

«Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous», dit le poète Paul Eluard. Je me permets de dire au poète qu’en ce qui me concerne, je n’avais aucun rendez-vous ce jour-là. Après avoir essuyé un refus à la librairie, où j’eus la faiblesse de croire en un avenir de libraire au plus près des livres, voilà que je fis une rencontre. Il n’y avait pas de rendez-vous, seulement une rencontre. Et par le pur des hasards. Si je n’avais pas baguenaudé et tourné en rond ; si je n’avais pas marché, erré et slalomé entre les ruelles du centre-ville à la recherche du temps à perdre, jamais je n’aurais entendu cette voix amicale dont le souvenir de son timbre remontait à ma jeunesse, là-bas dans cette rue dont les noms ont valsé au gré du temps et des humeurs d’édiles incompétents. «Eh ! Salut, mon ami. Qu’est-ce que tu fais par-là ?» «Moi, rien, je marche. Et toi, ça marche pour toi, on dirait. Tu es journaliste à ce que j’ai entendu dire ?» Il l’était devenu après avoir quitté la ville de Fès. Et à «Maroc-Soir», journal qu’il venait de quitter pour un quotidien qui venait de sortir. «Pour une nouvelle aventure» me précisa-t-il, comme si je pouvais savoir, en ce temps-là, ce qu’était une aventure journalistique. Mais je n’allais pas tarder à l’entreprendre le lendemain, dans cette petite rue derrière le Balima. L’aventure, belle ou mauvaise, est souvent au coin de la rue…