Idées
La raison du raisonnable
Nous disons de quelqu’un qu’il
«a raison» tout simplement parce qu’il est du même avis que nous.
On use aussi de cette expression :
«c’est la raison du plus fort».
Comme s’il y avait une hiérarchie raisonnable de la raison ou, comme
disait Jules Renard, «la raison du plus raisonnable est toujours la meilleure».
Comment taire ce qui ne saurait être tu ? C’est cette question en forme de calembour qui taraude ces derniers temps un certain nombre d’intellectuels arabo-musulmans de par le monde. Mais d’abord une remarque concernant les tenants de la critique de la pensée islamique au Maghreb. Depuis une dizaine d’années, on relève de plus en plus d’intellectuels d’origine tunisienne ayant pignon sur rue, une visibilité dans les médias et l’édition et, disons-le aussi, une audace dans l’approche et le propos. Certes, il y a également l’inévitable Malek Chebel, qui hante les plateaux de la télé française pour vendre une vision esthético-érotique racoleuse et un hédonisme bon teint, zâama pour faire la nique, si l’on ose dire, aux poilus enturbannés libidineux et autres kamikazes privés de sexe. Mais Chebel est prudent dans la critique des textes religieux et circonspect dans les prises de position face à la pensée politique ou à l’idéologie islamiques et islamistes. On sent que son créneau, c’est le cul dans la civilisation arabo-islamique et ce n’est déjà pas une mince affaire. Mais bon, lorsqu’on dit qu’il faut de tout pour faire un cirque, ajoutons qu’il en faut davantage pour faire une télé.
De plus, on trouve aussi de tout dans une religion, et notamment dans l’islam. C’est ce que s’évertuent à démontrer ces auteurs tunisiens qui vont de l’universitaire historien chevronné et éclairé au jeune chercheur laïcisant et fin connaisseur de l’islam, de l’histoire de la pensée islamique et des autres religions. Bilingues, ils ont pu avoir accès aux médias francophones et sont montés au créneau dans la confrontation intellectuelle qui oppose les uns et les autres. Chez nous, au Maroc, soit dit en passant, on compte de plus en plus de chercheurs oisifs spécialisés dans les discours et les stratégies du «salafisme hirsute». Le plus actif de ces auteurs tunisiens est certainement l’écrivain et universitaire (au départ poète et romancier) Abdelwahab Meddeb. Dans un long entretien publié par le quotidien français Libération (23/24 septembre 2006), Meddeb développe une critique assez virulente du corpus coranique – et réagit dans le sens de ce que le pape Benoît XVI avait déclaré sur la violence dans l’Islam – pour s’opposer aux intégristes qui ont mis le jihad au centre de leur action. Par contre, Meddeb pourfend vigoureusement la thèse du pape qui évacue l’héritage de la pensée grecque et sa transmission par la civilisation arabo-islamique à L’Europe. «Ce lien de l’Islam avec l’hellénisme, dit-il, connaît son point de synthèse dans le personnage le plus connu en Occident, le philosophe arabe du XIIe siècle Averroès. Face à l’exclusivisme judéo-chrétien, il y a une sorte d’islamo-judéo-christianisme, et il ne faut pas oublier que les références en dernière instance de l’Europe sont les principes des Lumières avec le dépassement sinon la pulvérisation de la référence religieuse».
En parcourant les espaces de débats d’idées dans les médias et dans l’édition, on constate que, de plus en plus, la question religieuse est installée au centre de la réflexion contemporaine et jusqu’au café du commerce. Bien entendu, la question religieuse, c’est d’abord celle de l’islam. Quel islam disent les uns ? Est-il soluble dans la démocratie, dans la modernité ? On invoque la raison que certains opposent à la foi et tout cela est relayé au quotidien par les chaînes de télé du monde entier à portée de main et à fleur de regard. Que disent et que montrent ces images ? La raison ? La foi ? La spiritualité ? La démocratie ? La modernité ? Non, la mort tout bêtement, cette faucheuse de la vie, de l’amour et de la raison.
Le mot raison résonne comme un vase creux : tout dépend comment on tapote dessus. Tenez, nous disons souvent de quelqu’un qu’il a raison, tout simplement parce qu’il est du même avis que nous. On use aussi de cette expression qui se vérifie, hélas, tous les jours: «c’est la raison du plus fort». Comme s’il y avait une hiérarchie raisonnable de la raison ou, comme disait Jules Renard, «la raison du plus raisonnable est toujours la meilleure».
Mais puisqu’on a commencé par des intellectuels, concluons avec le plus «jus de crâne» d’entre eux, et certainement celui qui a fait de la raison un pur produit de la critique philosophique, Emmanuel Kant. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, on peut lire cette belle et intelligente définition : «La raison pure est pratique par elle seule et donne à l’homme une loi universelle que nous nommons la loi morale»
