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Idées

La parenthèse casablancaise

La dernière année dans le quotidien où j’exerçais en tant que journaliste en charge du supplément culturel a été pour moi l’année de tous les dangers. D’abord parce que je devais quitter un travail que j’ai eu de la peine à croire que c’en était un.

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chronique Najib refaif

Comme je l’ai souligné au début de ce récit, le journalisme de mes débuts, vers la fin des années 70, était considéré comme un pis-aller, et au mieux, comme un passe-temps. J’avais quitté la faculté de droit à la recherche d’une occupation me permettant de manger à ma faim. J’ai été engagé en tant que journaliste à tout faire, avant de me consacrer à la rubrique culturelle, puis du supplément hebdomadaire. Six ans plus tard, A.S. a fondé —pour le compte d’un autre parti qui devait voir le jour quelque temps après— un quotidien en arabe, et se préparait à lancer un «news magazine» en français. Il a fait appel à moi et me nomma rédacteur en chef à ma grande surprise, et à l’étonnement général de l’équipe rédactionnelle déjà composée. Leur étonnement était justifié car ils étaient tous des journalistes politiques plus confirmés et ayant quelques kilomètres au compteur professionnel, les uns en tant que reporters, d’autres comme secrétaires de rédaction ou responsables de desk dans différents journaux. Seulement voilà : les responsables du «nouveau parti administratif» en création entendaient engager, m’expliquera-t-on plus tard, quelqu’un de représentatif de la «nouvelle génération» de l’après-Indépendance parmi les jeunes journalistes de la place. Si «chaque génération est un nouveau peuple», comme disait Tocqueville, on ne peut pas dire que parmi ma génération il y avait une foule de jeunes exerçant le métier de journalistes. J’avais 30 ans et me voilà rédacteur en chef d’un magazine d’informations générales qui n’existait pas et qu’il fallait donc inventer. Ma nomination a été annoncée lors d’une réunion solennelle du parti en présence du chef de la nouvelle formation politique. Le plus surpris, comme je l’ai dit au début, n’était autre que ce jeune journaliste culturel venu de Rabat avec un petit sac et une valise pleine de documents. En abandonnant mon poste de chef de la rubrique culturelle, j’avais pris soin, en vidant les tiroirs de mon bureau de Rabat, de sélectionner des documents, des articles mis au «frigo» et des photos d’artistes et d’écrivains à toutes fins utiles. C’est parce qu’en acceptant d’aller vers cette nouvelle aventure casablancaise, je pensais que j’allais, au mieux, diriger la rubrique que j’avais proposé d’intituler «Cultures et civilisations». Et me voilà rédacteur en chef à «l’insu de mon plein gré», comme dirait l’autre.

Assis à la même table que les pontes de cette nouvelle formation politique dont le président occupait encore le poste de premier ministre avant d’en être déchargé par le Roi, je n’en menais pas large et me demandais ce que je faisais dans cette galère. Je n’avais jamais milité dans un parti, ni à gauche ni à droite, et ne me mêlait guère, déjà au journal Almaghrib, de la «littérature partisane» et encore moins des potins et autres médisances rapportés à certains journalistes par tel député aigri ou tel ex-futur ministre rêvant de revenir aux affaires. J’observais de loin cette grande roue de la vie politique qui tournait dans le vide et sur laquelle des hommes, et peu de femmes en ce temps-là, pédalaient dans la mousse politicienne et l’écume du temps marocain de l’époque.

J’ai passé à peine un an dans cet hebdomadaire que j’avais monté techniquement avec les moyens du bord et une boule d’angoisse au quotidien. J’ai pris aussi en charge la rubrique culturelle tout en rédigeant des chroniques d’humeur, laquelle n’était pas toujours bonne, et les chroniques non plus. Aidé par un ami qui s’occupait du secrétariat de rédaction et soutenu par une équipe formidable composée de bons et chevronnés journalistes, j’ai passé à peine un an avant de tomber dans une méchante déprime annoncée par une grosse fatigue. Ce fut, en réalité, un signal fulgurant qui m’alertait que je n’étais pas fait pour cette fonction. Un matin à l’aube, je suis parti après une hospitalisation et une cure de sommeil dans une clinique de Casablanca. J’ai quitté et la ville et le magazine.

Las, sans argent et sans illusions, je suis retourné dans mon petit «deux-pièces» situé dans une impasse —tout un symbole— dans le vieux quartier de Diour Jemâa à Rabat. Là-bas je me suis réfugié comme un exilé fuyant on ne sait quelle contrée hostile. Je m’y sentais bien. Seul mais bien. Et je dormais et je lisais. Romans et poésie. C’est ainsi que j’ai découvert des poèmes fulgurants et aphoristiques de René Char tel cet extrait des «Feuillets d’Hypnos» (Hypnos est le dieu du sommeil dans la mythologie grecque) dédiés à son ami Camus : «Et je demeure là comme une plante dans son sol bien que ma saison soit de nulle part». J’ai souvent, sans raison, remplacé «saison» par «maison». Tout rime, à tort ou à raison. Mais se demandait le poète Verlaine en s’indignant : «Ô qui dira les torts de la rime ?»

Vivant reclus et plongé dans la lecture, j’étais en apnée pendant quelques semaines avant de mettre le nez dehors. Dehors, le temps marocain avait un goût de poussière et de plomb. Il faisait chaud en plein hiver et froid dans ma tête vide, et dans mon cœur une grosse langueur. J’avais alors 31 ans et, comme Paul Nizan mais avec onze ans de plus, je ne laisserai personne dire que c’était le bel âge de ma vie.