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Idées

Journalistes de tous bords (20)

Nous étions tous plus ou moins amis, liés par les choses de la culture, liens qui se confondaient souvent avec les choses de la politique. Journalistes engagés ou non dans des partis, artistes en mal d’espaces pour s’exprimer, poètes et écrivains en quête d’éditeurs…

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chronique Najib refaif

Parmi ceux qui se sont frotté aux passions idéologiques des années 70 et 80 de l’autre siècle, il en est peut-être qui gardent encore dans les plis de leur mémoire des souvenirs de débats et de discussions houleux. J’en ai heureusement rencontré quelques-uns récemment.

Dans des chambres enfumées emplies de rires, de sarcasmes et de discours enflammés ou verbeux, des jeunes, garçons et filles, s’adonnaient à cet art vain et disparu qui consistait à refaire le monde : certains avec cette violence du verbe qui fracasse les rêves d’autres camarades qui, eux, avaient des mots doux pour dire le monde et vivre la vie. Et parmi ceux qui ont eu maille à partir avec la violence du pouvoir d’alors, il y avait aussi cet homme enfermé dans un étrange silence que l’on imputait au choc post-traumatique de son arrestation. Sauf qu’il lui arrivait parfois de dire deux ou trois phrases au milieu d’une discussion passionnée sur l’avenir du pays, de sa jeunesse, du régime politique, de la culture et de l’art. Tout le monde se taisait lorsqu’il prenait la parole le temps de lancer un avis formulé comme une sentence. Un temps court en fait, car une fois sa phrase terminée, il tirait longuement sur sa cigarette «Olympique» rouge (une marque qu’il était le seul à fumer) et retournait à son habituel mutisme. On avait l’habitude de ces fulgurances, expectant même et avec impatience le moindre mouvement de ses lèvres dans l’espoir d’entendre une de ses sentences, seule parole audible à laquelle tout le monde faisait un silence total pour l’accueillir. Pour les uns, les plus bienveillants, il serait devenu, après son arrestation, un sage et lucide philosophe qui aurait sur la vie un regard quasi mystique. Pour d’autres, plus amicalement cyniques, il aurait subi un lavage de cerveau ou alors perdu la boule. «Ils l’ont transformé en zombie, en ‘‘bouhali’’ qui raconte des fariboles». «Arrêtes tes conneries ! Tu crois que ces ignares sont intellectuellement capables de laver le cerveau de quelqu’un pour le faire parler comme Zarathoustra ?» Il ne prêtait jamais attention à ces chamailleries dont il était pourtant l’objet. Sauf parfois, par l’esquisse d’un demi sourire au coin de la commissure des lèvres et dont on ne savait s’il était une réaction narquoise aux propos tenus à son sujet, ou alors une douce pensée destinée à une autre personne de son monde de silence… Des années plus tard, j’ai appris qu’il avait quitté le pays pour s’installer à l’étranger. L’exil était déjà son Royaume. A-t-il changé de Royaume sans changer d’exil? Qu’est-il devenu? Et que sont nos amis devenus? Nous étions tous plus ou moins amis, liés par les choses de la culture, liens qui se confondaient souvent avec les choses de la politique. Journalistes engagés ou non dans des partis, artistes en mal d’espaces pour s’exprimer, poètes et écrivains en quête d’éditeurs…Nous n’avions pas tous les mêmes idées et cela s’entendait dans nos discussions. Certains entretenaient avec les idéologies de la gauche marxiste des rapports étroits et exclusifs, d’autres étaient plus ouverts ou s’en moquaient ouvertement mais n’en pensaient pas moins, cependant, que les choses devaient changer. Changer en quoi ? Peu avaient une vision autre que celle qui consistait à se révolter. Contre l’ordre établi, contre la peur, contre la répression. Il y avait ceux qui avaient quitté la prison et essayaient de retrouver leur marque dans un pays encore sous la chape de plomb. Et puis d’autres toujours enfermés et dont nous avions régulièrement des nouvelles par des amis communs et des épouses éplorées. Gloire, honneur et respect à ces épouses ! Héroïnes de ces temps tragiques et sans espoir et qui, elles, vivaient dans une double prison : celle de la société, de la responsabilité de l’éducation des enfants et sa lourde et coûteuse solitude ; mais aussi celle de l’enfermement de leur moitié, de la visite hebdomadaire et son «jour de coffin» plein de mets succulents, de cigarettes, de promesses, de soupirs et d’amours attristées. La communauté de journalistes toutes langues et courants politiques confondus, sans être homogène, comprenait des éléments aux profils disparates, mais nombre d’entre eux entretenaient de bons rapports. Les «encartés» avaient certes quelques réserves sur ceux de «l’autre bord» bien que nombre de ces derniers ne se situassent nulle part. (J’étais un de ceux-là, reprenant à mon compte cette posture du poète René Char: «Et je demeure là comme une plante dans son sol bien que ma maison soit de nulle part»). Mais comme les journaux étaient rares, et pour l’ensemble propriétés des partis politiques, des liens se tissaient de temps à autre par affinités autre qu’idéologiques ou à la faveur des rencontres conviviales dans les bistros et cafés par cette petite faune journalistique. A Rabat, plus qu’à Casablanca, où les deux grands journaux officiels, Le Matin et Maroc Soir, n’avaient en face que des journaux de gauche intraitables, notamment ceux de l’Union socialiste des Forces Populaires et de l’ancien parti communiste marocain le PPS (Parti du Progrès et du Socialisme). La plupart des journalistes exerçant dans ces publications étaient membres ou militants dans leurs partis respectifs.

Autant dire que leurs confrères des journaux officiels étaient considérés, la plupart du temps, comme des «vendus au système» et donc des ennemis caractérisés au service du pouvoir. Le temps était encore à la méfiance et à l’excommunication au sein d’une profession aussi improbable que celle d’être journaliste marocain dans ces années-là. Cela n’a pas beaucoup changé de nos jours, même si le tropisme idéologique a disparu pour céder la place à d’autres postures au sein d’une corporation toujours aussi improbable. Les moyens de l’expression journalistique ont changé. Mais l’expression aussi. Demeurent des journalistes. Plus nombreux et mieux lotis, la majorité d’entre eux s’octroie la mission de «lire un pays» dont elle ne sait que peu. En tout cas pas assez pour mieux le faire connaître et bien le penser pour mieux l’aimer…