Idées
Je te salue ma rue ! (6)
C’était une rue calme jalonnée de quelques arbres qui ne perdaient jamais leurs feuilles vertes. Je n’ai jamais pu trouver le nom de cet arbre. Pour cela, il fallait prendre une photo et espérer dénicher dans une encyclopédie spécialisée un arbre qui lui ressemblerait.

Ou demander à un expert. Je n’ai jamais pris de photo et je ne connaissais aucun expert lorsque je vivais là. On était encore loin de la nouvelle ère numérique où l’on photographie tout ce qui bouge et même ce qui ne bouge pas. Sorti de l’âge de la pierre taillée, on était dans l’âge de la pierre posée. Celle de l’inauguration d’un pays nouveau. Ma famille avait bougé du quartier natal vers ce lieu indéfini entre la gare de la ville, une zone de villas et une autre de bidonvilles. Un no man’s land où trois immeubles sont plantés au beau milieu d’un champ en friche.Trois malentendus urbanistiques, fruit d’on ne sait plus quelle cogitation d’architecte bien intentionné et plein d’optimisme ou de naïveté. On s’y était installé à la grande satisfaction de mes parents, et surtout de notre mère qui y voyait un signe extérieur de réussite, une promotion sociale. La vérité c’est qu’on était huit personnes à partager deux pièces et un balcon. Ce dernier comptant pour une pièce d’appoint, il le sera et bien plus que cela à tout point de vue. Mais pour nous consoler, comme tous ceux qui n’avaient pas le choix, on avait un dicton sur mesure, puisqu’il s’agissait d’espace : Atissa3 fleqloub (il n’est d’espace que dans les cœurs). Alors va pour les cœurs. Chacun y avait mis du sien et, ma foi, tout le monde va être casé. Le type qui avait inventé ce proverbe (car il y a bien quelqu’un qui invente ces trucs) a vu juste, mais il avait certainement lui aussi des problèmes de logement. D’ailleurs, les proverbes, et la sagesse en général, sont largement destinés aux gens de peu. Les autres ont d’autres soucis.
Jusqu’au début des années 70, la rue portait le nom du champion du monde de boxe casablancais, Marcel Cerdan, sur une plaque bilingue, et tout le monde savait qui il était. Mais voilà qu’un nouveau conseil municipal d’un parti nationaliste, considérant que cela faisait trop colonial, rebaptisa la rue d’un Ahmed Amine indiqué en arabe seulement. On était trois ou quatre seulement à savoir qu’il était écrivain égyptien et non des meilleurs. A nos yeux, il ne valait ni Najib Mahfoud , ni Taoufiq al Hakim, ni Al Aqqad. Il fallait donc avoir des lettres pour se situer. Et à propos de lettres, le facteur allait lui aussi avoir du mal à suivre une valse de changements de noms qui se poursuivra au gré du changement et autres démissions des édiles de la ville. Je le saurais chaque fois que j’envoyais un petit mandat par-ci ou carte postale par-là pour me rappeler au bon souvenir des miens. On va assister à une valse de plaques et ce, jusqu’aux années 80. Il y a eu un certain Hayani qui n’a aucun lien de parenté avec l’excellent chanteur défunt de Rahila. Le nouveau arrivant sera contesté par quelques riverains fassis de souche qui y avaient vu le signe avant-coureur d’une ruralisation galopante. (Al H’yayna est une région rurale limitrophe de la capitale spirituelle). Al Hayani sera donc débarqué et vite remplacé par la… Zambie pour on ne sait quelle mystérieuse raison géopolitique. Mais voilà que ce pays reconnaît l’inénarrable «Rasd» et le sens patriotique des édiles de la ville va les pousser à évacuer, manu militari, la plaque de la Zambie. Et tous les riverains de se marrer, car on ne les avait pas habitués à autant de diligence, ni à cette rapidité dans la prise de décision. Depuis un certain temps déjà, les facteurs n’ont plus le tournis car l’ex-rue Marcel Cerdan, Ksar- el Kébir, Al Hayani, Zambie, répond, air du temps oblige, au hiératique patronyme : Othmane Ibn Affane. Intouchable donc, voilà une plaque qui leur fera de l’usage. Sauf si, à la faveur d’un ijtihad, tel ou tel édile trouverait des choses à reprocher au dernier Khalife du Prophète. Allez savoir ce qu’il peut se passer dans la tête d’un édile par les temps qui courent !
D’une évocation, l’autre. Au cours des années 80, et alors que je dirigeais le supplément culturel du journal Almaghrib, j’avais écrit une chronique d’humeur sur l’état de décrépitude de cette rue en rappelant déjà cette valse des plaques sur un ton plus badin. Le jour de la publication de la dite chronique, je reçus une visite de courtoisie du nouveau directeur d’une grande agence de presse étrangère. Fraîchement nommé, le directeur d’agence me posa quelques questions de circonstances sur le journal, la situation de la presse de langue française et sur ma formation de journaliste. Après avoir hésité, il me posa cette étrange question qui me laissa pantois : «Vous êtes de quelle confession ?» Que répondre à cela sinon par une autre question. «Pourquoi me demandez-vous cela ?». Il m’indiqua en souriant le titre de la chronique consacrée à la rue et la description que j’en faisais : «Je te salis ma rue pleine de crasse !» Pour lui, seul un journaliste de confession chrétienne pourrait user et s’amuser de références appartenant à sa confession. D’autant que le journal où j’écrivais était loin d’avoir la ligne éditoriale de Charlie Hebdo. Avec le recul, et les choses de la presse étant ce qu’elles sont devenues, ici et ailleurs, je ne lui donne pas entièrement tort. Mais cela est une autre histoire qui mériterait d’autres évocations du temps qui presse et du temps qui passe….
