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Idées

Fellahs, partenaires du développement

C’est en terme d’accès à  la liberté de choix que la situation sociale des ruraux a le moins progressé. « Ils sont encore largement considérés comme des sujets administratifs». Ce quadrillage autoritaire et cette dépendance du système politique à  l’égard des élites rurales locales ont entraîné un immobilisme rural lourd de conséquences.

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Il y a plus d’un quart de siècle, Rémi Leveau, politologue apprécié pour la profondeur, le sérieux et la minutie de ses analyses, livrait un travail de recherche remarquable : Fellahs défenseurs du Trône. Dans ce travail, il a – pour l’essentiel – esquissé un modèle explicatif des difficultés de moderniser une société agricole traditionnelle en portant un regard pertinent sur les élites politiques rurales du Maroc. Des élites imprégnées de culture traditionnelle, attachées aux formes archaïques de la religion, enfoncées dans des structures tribales. La thèse de l’auteur : en cherchant l’appui des élites rurales, Hassan II, pourtant plus proche des intellectuels occidentalisés, s’est enlevé les moyens de promouvoir une modernisation du pays. La légitimité monarchique servira à dédouaner les notables de leur présomption collective de collaboration avec le Protectorat. En retour, ceux-ci assureront au Palais le soutien politique des campagnes contre la turbulence des villes. La reproduction du système d’alliances fut assurée par une distribution des ressources au secteur traditionnel et le financement de grands investissements agricoles. Cette situation a conditionné les choix du régime pour tout ce qui touchait au secteur rural. Elle a rendu impossible l’aboutissement de tout projet de réforme agraire, si limité soit-il, et a justifié l’association des propriétaires fonciers à l’exercice du pouvoir local.

Si, en cinq décennies d’indépendance, le Maroc est devenu un autre pays, le monde rural, quant à lui, est resté largement en marge du changement. L’agriculture demeure insuffisamment compétitive et peu créatrice d’emplois. Le milieu rural reste soumis à une très forte pression démographique. Celui-ci est encore marqué par l’importance de la pauvreté et de la vulnérabilité d’une grande partie des populations. Les ressources naturelles sont fortement dégradées. L’innovation se heurte à des formations inadaptées et à une mauvaise valorisation des ressources humaines. Mais c’est en terme d’accès à la liberté de choix que la situation sociale des ruraux a le moins progressé. «Ils sont encore largement considérés comme des sujets administratifs». Ce quadrillage autoritaire et cette dépendance du système politique à l’égard des élites rurales locales ont entraîné un immobilisme rural lourd de conséquences.

Sous le nouveau règne, cette donne va-t-elle changer ? D’aucuns considèrent que le Salon international de l’agriculture est le point de départ d’une nouvelle approche du développement agricole et rural du Maroc. Jusqu’à présent, la plus haute autorité du pays a impulsé ou appuyé divers chantiers de développement dans les secteurs des infrastructures, du tourisme, de l’industrie… L’opportunité se présente-t-elle pour l’agriculture, en cette saison clémente ? Nul besoin d’affirmer que ce secteur est essentiel à l’économie. Son importance sociale est considérable. Aujourd’hui, l’agriculture est affectée par sa vulnérabilité et par de graves facteurs limitants. Pourquoi ce retard ? Pourquoi les ressources considérables que l’Etat a injectées dans le secteur ont-elles eu des effets insuffisants ? Le diagnostic a été déjà établi. Des réponses ont été apportées. Le développement à moyen et long terme est confronté à de nouveaux enjeux décisifs pour le pays : l’insertion gagnante dans la mondialisation, la gestion durable des ressources naturelles, la contribution au bien-être des populations rurales. Le Salon a été l’occasion de l’annonce d’un intérêt porté au potentiel de cette activité. Il reste à le confirmer par une stratégie faisant sortir la politique agricole de sa léthargie actuelle. Elle exige, entre autres, une sécurisation du foncier, une nouvelle approche de la valorisation de l’eau, une définition de la vocation agricole des régions, une adaptation des politiques à la diversité des types d’exploitation, une restructuration des filières de production face aux nouvelles donnes du marché mondial. Elle appelle une nouvelle définition du rôle de l’Etat, une responsabilisation accrue des producteurs, une nouvelle conception du rapport entre l’Etat et les opérateurs. Ainsi, d’une conception conservatrice des fellahs défenseurs du Trône pourra-t-on évoluer vers une conception moderniste de fellahs «partenaires» du développement. Ce serait, en fait, la voie d’un changement garant de la stabilité politique du pays.