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Idées

Extension du domaine de l’incompétence

Qui ne connaît pas bien telle personne incapable d’allumer un ordinateur nommée à  la tête d’une équipe spécialisée dans un secteur hautement technique ?

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najib refaif 2012 11 21

Reconnaître son domaine d’incompétence est une capacité. Combien sont-ils ceux qui en sont pourvus dans la politique, dans l’économie, dans la culture et dans bien d’autres domaines ? Les gens qui estiment qu’ils méritent telle promotion ou telle nomination simplement  parce qu’ils ont fait des études, ont de l’ancienneté ou juste parce qu’ils ont fait l’effort de naître, sont souvent dans l’erreur. Mais de nos jours, dans nos sociétés désorganisées et désorientées, l’erreur est devenue la règle. La vérité est toujours ailleurs et l’humilité est devenue denrée rare. Chez nous, on peut multiplier les exemples de ces démonstrations d’ambitions démesurées de la part d’une partie de la nouvelle élite. Qui ne connaît pas bien telle personne incapable d’allumer un ordinateur nommée à la tête d’une équipe spécialisée dans un secteur hautement technique ? Et dans les arts et dans la culture ? Et dans la politique, nous précise l’autre, l’air de dire que tout vient de là. C’est un ami et ancien condisciple d’études à la fac connu pour ses piques fines et souvent lucides qui nous disait que lorsque Marx soutenait que «les révolutions sont le moteur de l’Histoire», il ne savait pas ce qu’il disait et il était probablement saoul. Pour lui, et citant Walter Benjamin qu’il chérissait, elles en sont les freins. Nous avions beau lui opposer que Marx ne parlait pas des révolutions arabes et autres agitations populaires. Mais pour notre ami, Marx avait tout faux, la preuve c’est la Chine qui est le plus grand pays capitaliste, qui plus est appelée à devenir la première puissance économique mondiale, devant les Etats-Unis dès 2016, selon les prévisions des experts. Et c’est là où il a eu cette fulgurance humoristique sous la forme de cette formule aphoristique : «De toute façon, j’ai toujours pensé qu’un marxiste-léniniste saoul est égal  à un capitaliste conséquent».

Ces souvenirs lointains d’étudiants pleins d’illusions et de bibine bon marché nous éloignent du propos sur les domaines de compétence. Mais pas tant que ça lorsqu’on sait que les élites d’antan n’étaient pas touchées par le syndrome du «moi-je» actuel, celui de ces gens qui se sentent en mesure de tout entreprendre et de tout diriger le doigt dans le nez. Dans un domaine qui, a priori, semble inaccessible au tout-venant, comme celui des arts et de la création, on rencontre des cas de figure dont le culot dépasse l’entendement pendant que le niveau culturel, lui, ne dépasse pas le stade élémentaire. La preuve : amusez-vous à lire et à écouter les entretiens livrés par les médias avec un certain nombre de ces vedettes, cinéastes et autres «artistana» («ana» l’artiste, moi l’artiste) comme les nommaient le regretté Saïd Seddiki dans ses fameux billets quotidiens dans la presse des années 80. Car ils sévissaient déjà à l’époque, et certains d’entre eux ont survécu aux billets décapants de Saïd. Pire, ils ont fait des petits. En plus frimeurs et en plus «modernes» zâama. Bref, en numérique et en digital. Et si à l’époque ces «artistana» hantaient uniquement quelques troquets autour d’une petite mousse, les jours fastes, sinon un café cassé par temps de dèche, leurs descendants squattent les réseaux sociaux, dont Facebook. Et c’est là aussi que l’on se rend compte de l’immense vacuité du propos et de l’amplitude hallucinante entre ce qu’on nomme culture et ce qui est son exact contraire. Une immense clameur inintelligible et ininterrompue est portée par un réseau mondialisé qui multiplie et relaie à l’infini un trop-plein de vide. Cet oxymore n’est-il pas la définition même de l’inculture lorsqu’elle est relayée grâce à la complexité binaire des algorithmes qui sont à la base de tout programme informatique ? Les voici désormais à la base de notre grand désarroi.

En Europe et ailleurs on parle de plus en plus en matière de réglementation du secteur de l’informatique du «droit à l’oubli». Il s’agit d’une directive européenne relative à cette notion qui protège les droits de l’individu et selon laquelle «les informations confiées à Google devraient être supprimées à la demande de l’utilisateur du service, de même que les informations “postées” sur Facebook». Rude tâche selon les experts qui ne croient pas qu’il soit possible d’effacer toutes les traces de ces données personnelles dupliquées à l’infini, même si les moteurs de recherche retirent le contenu initial, car les informations resteront toujours accessibles tant qu’elles sont recopiées et publiées. Bref, comme nous ne sommes pas, hélas, touchés par la directive européenne, nous voilà condamnés pour l’éternité, comme dans un mythe grec, à trimballer en bandoulière le lourd fardeau de cette immense vacuité des «artistana» et de tous ceux qui ont hissé l’incompétence et l’immodestie au rang de l’expertise. Quelques-uns d’entre nous obéiront peut-être à cette directive, autrement plus poétique, de René Char : «Emerge à ta propre surface. Que le risque soit ta lumière, comme un vieux rire dans une entière modestie».