Idées
Et si Hitler était entré aux Beaux-Arts ?
Tant de facteurs déterminent ce que nous sommes que la plus grande modestie
s’impose quant à la part que nous prenons dans l’écriture
de notre vie. Dans son roman, «La part de l’autre», E. Schmidt
en donne une belle démonstration en faisant évoluer en parallèle
deux histoires, l’une, réelle, et une autre, fictive, du dictateur
Adolf Hitler.

Cela arrive parfois. On croise quelqu’un au hasard de sa route. Sur le moment, on n’y prête guère attention. Mais une fois qu’on s’est éloigné, on s’aperçoit avec surprise que son image s’est glissée dans un pan de votre esprit et ne l’a plus lâché. Ce fut le cas avec ce jeune garçon. Recroquevillé dans l’encoignure d’un mur, l’adolescent était là, immobile, à regarder la ville devenir fébrile en cette heure de midi où les aiguilles de la montre s’affolent. Tout autour de lui, des gens pressés de rentrer chez eux s’agitaient. Lui, pour sa part, était de ceux qui ne vont nulle part et ont tout le temps. Ou plutôt sont hors du temps. Le bout de chiffon plaqué sur son nez devait l’emmener loin, bien loin de cette bruyante gesticulation. De ce visage à moitié caché, on n’apercevait que la fente effilée des yeux d’où coulait un regard dont on ne pouvait discerner s’il était vide ou seulement absent, lointain ou perdu dans les méandres d’un songe profond. A quoi pouvait-il donc penser, que ressentait-il au milieu de cette multitude bourdonnante ? Mais surtout qu’est-ce qui avait fait que cet être à peine sorti de l’enfance se retrouvait déjà condamné à évoluer aux marges de la vie ? Et l’infinité des pourquoi qui font que nos cheminements sont ceux-ci et non ceux-là de remonter en surface. A travers cette humanité jetée sur un bord de trottoir se lisait cette dimension du tragique inhérente à la destinée humaine. Un seul point de rupture et l’écheveau peut se dévider en entier. Ce garçon aurait dû être à l’image des jeunes de cet âge, quelqu’un dont le temps se répartit entre le lycée et la famille. Au lieu de cela, la vie a voulu que la rue et les brumes du cirage soient son univers. Allez savoir pourquoi lui et pas un autre ?
Nous ne passons pas notre temps à réfléchir au pourquoi et au comment de notre existence et c’est heureux. Car dès lors que l’on s’y arrête, le vertige saisit. Gravir la montagne pour en débouler une fois au sommet et devoir à nouveau repartir à son assaut, tel Sisyphe, notre condition est irrévocablement celle-là. En soi comme autour de soi, tout revient à cet équilibre qu’il faut en permanence construire et maintenir. On s’extasie devant ces funambules dansant au milieu du vide. Mais, à sa manière, chacun d’entre nous en est un. Car chacun d’entre nous est contraint à ce même exercice au fur et à mesure qu’il avance dans la vie. On ne prend conscience de l’importance de cette notion d’équilibre que lorsque celui-ci se rompt. La «folie» en est la forme la plus extrême. Mais au-delà de ces «fous» que l’on se dépêche d’enfermer – physiquement et symboliquement – dans une catégorie à part, que d’êtres «normaux» dont les comportements flirtent avec le pathologique du fait d’une extrême fragilité de leur moi. D’où l’importance du travail que l’on peut – et que l’on doit – effectuer sur soi. Certes rien n’est plus ardu que d’opérer ces douloureuses descentes intérieures et de questionner ses propres comportements. Cela requiert beaucoup d’humilité et de courage. Mais c’est l’un des rares moyens dont on puisse disposer pour se prémunir un tant soit peu contre les risques d’un délitement problématique de l’équilibre intérieur. Car personne n’est à l’abri d’une rupture psychique des amarres. Et certainement pas ceux qui regardent de haut les malades mentaux en s’estimant d’une «normalité» à toute épreuve.
Tant de facteurs déterminent ce que nous sommes que la plus grande modestie s’impose quant à la part que nous prenons dans l’écriture de notre propre vie. Dans un remarquable roman, La part de l’autre, l’écrivain français Eric Emmanuel Schmidt fait évoluer en parallèle deux histoires : celle, réelle, de Hitler, peintre raté qui, ayant échoué à son examen d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, se tourne vers la politique pour devenir le monstrueux dictateur que l’on sait, et celle d’un Adolf H. fictif qui, lui, réussit ce concours et se réalise, sa vie durant, dans sa passion, la peinture. Et Eric Emmanuel Schmidt de poser la question suivante : que serait-il advenu du monde si, en 1917, Hitler avait passé avec succès son examen d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin ?
A ceux que la vie a le plus gratifié de se poser de temps à autre cette même interrogation : que serait-il de moi advenu si… ?
