Idées
En noir et blanc et en couleurs (38)
De ces années 80, dont l’aube a laissé naître le second sursaut ou le deuxième souffle du cinéma, je retiens cette ambiance à la fois festive et craintive qui avait marqué les soirées de projection au premier festival national qui s’est tenu à Rabat au mois d’octobre en 1982.

Festive parce que nous étions nombreux à nous féliciter et à fêter comme il se devait la tenue d’un tel événement. Craintive car l’époque n’était pas à l’opulence culturelle et le temps politique était grisâtre. En effet, les films long-métrage produits jusqu’alors étaient rares; les salles ne donnaient à voir que des productions étrangères américaines, françaises, indiennes et égyptiennes. Pour un public averti, les ciné-clubs réunis dans une fédération nationale avaient leur propre programmation faite, bien entendu, de films d’auteur. Ces clubs se distinguaient par le choix éclectique des films diffusés et dont l’obtention des droits demandait du temps et passait par d’âpres négociations ; de plus, les tracasseries intermittentes de la censure n’allaient pas sans les difficultés affrontées par les animateurs des ciné-clubs. La plupart de ces cinéphiles étaient des militants passionnés par les images et par les discours engagés qu’ils projetaient sur la réalité politique de l’époque.
Il va sans dire que les autorités goûtaient peu les choses de l’art et de la culture, et encore moins le «septième art». Dans le délire interprétatif des censeurs, le poids des mots de certains films et la teneur politique ou symbolique de quelques images leur semblaient relever de la subversion. Ainsi, chaque partie se faisait son propre cinéma et l’interprétait à sa guise. Les uns rêvant de changer la société par l’art, la culture et le non-dit et les autres s’évertuant à la maintenir en l’état par des coupures et des interdits.
C’est dans ce contexte ciné-paranoïaque en noir et blanc que la première édition du festival est venue consacrer un lot de films locaux produits avec l’aide du Centre cinématographique au cours des trois ou quatre années précédentes. Il y eut de tout et certains cinéastes de la première génération étaient là : Abderrahmane Tazi, Ahmed Bouanani, Mostapha Derkaoui auxquels se sont adjoints de nouveaux venus notamment Hakim Noury, Jilali Ferhati ou Ahmed Maanouni…
Tous furent récompensés qui pour l’image, qui pour le scénario ou les dialogues… Le premier long métrage de fiction d’Ahmed Bouanani, «Assarab» (Mirage), a eu les faveurs des journalistes qui lui ont décerné le Prix de la Presse, quand le jury du festival lui avait attribué le prix des…dialogues. Dans ce chef-d’œuvre du cinéma marocain à tout point de vue, il n’a relevé que des paroles et des réparties. C’est dire le manque de perspicacité des membres d’un jury qui aura eu à départager, il est vrai, des films de tous genres et un certain nombre de malentendus cinématographiques… Le public, lui, a été subjugué à raison et a décerné son prix au documentaire d’Ahmed El Maanouni, «El Hal», sur le groupe Nass El Ghiwane.
Ce documentaire séduira plusieurs années plus tard le réalisateur américain de «Taxi Driver», Martin Scorsese, qui financera la remasterisation de la copie de ce rare, bon et improbable documentaire fait de bric et de broc, et surtout de chants ghiwani.
Historiquement, je vous parle d’un temps où le cinéma n’était plus muet depuis bien longtemps.
Pourtant, tous les films présentés lors de ce festival traitaient des sujets disparates qui vont du sociétal au social, de la métaphysique au psychologique et du documentaire ethno-artistique aux affres du petit fonctionnaire engoncé dans la médiocrité de son quotidien…
Mais, en noir et blanc ou en couleurs, leur propos était pesé, la parole sous-entendue et les métaphores abondantes à travers de sages images et une technique encore en rodage. Cependant, on sentait que quelque chose pouvait être enfantée, ou du moins on l’espérait. Mais la suite allait contrarier cette espérance, il y eut une deuxième édition à Casablanca deux ans plus tard, et puis notre cinéma va passer en mode muet pendant sept ans avant une troisième à Meknès… Fin du «road movie» ! Désormais, il se tient chaque année à Tanger uniquement ou iniquement, c’est selon. Par ailleurs et depuis quelque temps déjà, la parole s’est libérée, l’image s’est débraillée et une génération spontanée de cinéastes a resurgi à la faveur du boum numérique et de l’avance sur recette conséquente qui lui est allouée.
L’Etat, pour le cinéma comme les autres secteurs, mise, et il a raison, sur la jeunesse ou la nouvelle génération. Cette dernière y compte bien et revendique bruyamment cette priorité. Mais peut-être devrait-elle prendre le temps de méditer un peu ce que disait Albert Camus dans une correspondance à propos de jeunes et piètres auteurs de théâtre qui piaffaient d’impatience au portillon de la gloriole tout en se complaisant dans l’autosatisfaction : «La jeunesse n’a pas de droit, sinon celui d’avoir du talent. Et si elle n’en n’a pas, nous attendrons qu’elle vieillisse !».
