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Idées

Emois privés et moi public

Comme on trouve de tout dans les réseaux, parce qu’il faut de tout pour faire un cirque, et comme il y a de plus en plus de monde sur facebook, un entrepreneur suédois veut lancer un réseau social réservé exclusivement à  l’élite de la toile. eh oui, plus les tic se démocratisent, plus la promiscuité gène certains. la lutte des classes revient sous d’autres formes, n’en déplaise à  ceux qui croyaient qu’internet est un instrument de libération qui va mettre le compteur social à  zéro et tout le monde à  égalité.

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najib refaif 2013 04 17

Si un vieux briscard du journalisme comme Jean Lacouture avait écrit aujourd’hui son ouvrage intitulé Eloge du secret dont le titre annonce à l’avance le propos, que n’aurait-il essuyé comme critiques et grosses piques ? A l’heure du tout transparent, de l’étalage de la vie privée et du «réseautage» à tout-va : Facebook, Twitter, Google +, des blogs et tout le toutim, la notion de l’intime est frappée de caducité. En clair, elle est ringardisée. Aujourd’hui, pour en être il faut se faire connaître, et pour ce faire il faut travailler son autopromotion, cultiver son ego et l’étaler sur la Toile. Cette promotion de soi relève de ce qu’on appelle dans le jargon du marketing et en anglais bien sûr, «personnel branding».

Certains vont jusqu’à utiliser la technique de la publicité pour se faire valoir, pour se «vendre» comme on vend un produit de consommation. Il existe même des sites qui se chargent de mesurer votre influence sur les réseaux au nombre d’amis, de followers et autres suiveurs. Sur la base d’un barème, il va vérifier si votre nom constitue une marque. Heureusement que l’humour existe encore et, au final, sauve la Toile de ce trop-plein d’inepties en les retournant contre leurs auteurs et tous ceux qui sculptent leurs propres statues avec l’écume des jours. A preuve, ce site qui se gausse à coups de messages rigolos des tenants du «personal branding». Il s’est donné comme nom : «Personnel Branling». Bien vu et il y aura du monde à épingler car les branleurs, ce n’est pas ce qui manque sur la Toile.

Comme on trouve de tout dans les réseaux, parce qu’il faut de tout pour faire un cirque, et comme il y a de plus en plus de monde sur Facebook, un entrepreneur suédois veut lancer un réseau social réservé exclusivement à l’élite de la Toile. Eh oui, plus les TIC (technologies de l’information et de la communication) se démocratisent, plus la promiscuité gène certains. La lutte des classes revient sous d’autres formes, n’en déplaise à ceux qui croyaient qu’Internet est un instrument de libération qui va mettre le compteur social à zéro et tout le monde à égalité. Donc, cet entrepreneur suédois qui se présente comme un pionnier des réseaux sociaux veut lancer un site destiné au 1% uniquement des utilisateurs de Facebook. Ces gens d’en haut profiteraient d’on ne sait quelles prestations exclusives et seraient au moins entre eux, c’est-à-dire entre «gens de bon goût», précise-t-il. Autrement dit, ce site serait réservé à une sorte d’aristocratie du Net dans un immense et inexpugnable château virtuel appelé candidement The Best of All Worlds, le meilleur de tous les mondes. Et c’est ainsi que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Ce désir contradictoire entre la visibilité et la transparence qu’imposent les réseaux sociaux et celui de «l’entre soi» de l’élite est un des paradoxes du «réseautage» tel qu’il se pratique aujourd’hui. Car si la vie privée ou intime se privatise, et si le nom devient une marque, il est investi automatiquement d’une valeur marchande. Or, pour se faire connaître, il faudrait avoir beaucoup de «suiveurs» ou d’«amis», mais pour se faire valoir, il faudrait aussi, dans d’autres cas, se faire rare, car c’est la rareté qui crée la valeur, selon un vieux principe économique. Compliqué, non ? Mais c’est comme ça lorsqu’on fait de son moi une entreprise de communication, de sa vie privée une vitrine et de son intimité une… «extimité», comme dirait Lacan. Mais là, pour le coup c’est encore plus compliqué si l’on mêle la psychanalyse lacanienne à cet exhibitionnisme somme toute quotidien. Quoique cela ne soit pas plus jus de crâne que l’on pourrait le craindre, puisque selon ce concept proposé par Jacques Lacan, «l’extimité» est ce désir qui pousse à  rendre visibles certains aspects privés relevant de l’intime. Mais, personnellement, j’opterais en conclusion, pour ce point de vue tiré d’un excellent compte rendu de Christian Godin paru dans l’hebdomadaire français Marianne (n° 23629 mars – 2013) et consacré au dernier livre du philosophe François Jullian De l’intime. Loin du bruyant amour. On peut lire ceci dans cet extrait enflammé mais lucide : «Notre époque, en fait, déteste le secret, car vouloir le connaître, c’est désirer le détruire.

L’exhibitionnisme suit l’intimisme comme son ombre. Dans un monde où tout est transformé en marchandise (définition basique du capitalisme), dans un monde où l’emploi, quand il subsiste, a remplacé le métier, dans un monde où les personnes singulières s’effacent au profit d’individus interchangeables, les seules choses que les gens croient pouvoir vendre ou donner d’intéressant, et par où ils croient exister, ce sont leurs apparences et leurs vécus».