Idées
Discours ramadaniens
La religion peut exercer un effet sur la performance économique. Pas en enfermant la société dans un système d’identification collective et d’utopie sociale se substituant aux règles de la gestion politique de la cité. Plutôt par le biais des croyances qui affectent les traits du comportement : effort, éthique du travail, honnêteté…
Hasard du calendrier, le mois de Ramadan s’invite chez nous alors que l’économie peine encore à résorber les effets d’une année de sécheresse qui tire vers le bas l’activité nationale. Un mois durant, l’économie connaîtra une baisse de régime. Elle s’éloignera du sentier de croissance effective et encore un peu plus de son potentiel de productivité. Le mois de Ramadan n’inspire pas partout les mêmes commentaires. Précisément parce qu’il est au plus profond de nos croyances religieuses, culturelles et morales. Mais aussi parce qu’il procède d’une démarche et d’une vision de la société. En langage contemporain, les gestionnaires les plus tolérants diront que ce mois est révélateur de tous les attributs qui fondent une mauvaise gouvernance économique et sociale. Relâchement de l’effort, pertes d’heures de travail, gaspillage des ressources, dépenses ostentatoires… Pour les fervents pratiquants, son évocation est à elle seule un retour aux sources de l’islam qui prône les vertus du travail, de l’éthique, de la justice, de la tolérance et de la solidarité. Comme toutes les religions. Nous sommes au cœur du débat quant à l’influence des valeurs morales et religieuses sur la prospérité économique. A cet égard, un terrain particulièrement fécond en enseignements est celui de l’histoire de l’Occident et de l’Asie au cours de ces quatre derniers siècles.
En examinant l’histoire de la chrétienté, Alain Peyrefitte, dans un ouvrage remarquable, La société de confiance, est amené à observer que rien ne laissait prévoir la substitution de l’Europe nordique à l’Europe latine comme foyer d’innovation et de modernité. Jusqu’au XVIe siècle, les pays d’Europe appartenaient à la même chrétienté d’Occident : même race, même culture, même encadrement par l’Eglise, même maillage féodal tempéré par la même éclosion des franchises municipales. En quelques décennies, une distorsion s’opère. Elle oppose, en Europe de l’Ouest, pays latins et nations protestantes. Le paysage bascule. La Hollande, puis l’Angleterre prennent un essor rapide, suivies par les autres pays protestants, tandis que le Portugal, l’Espagne ou l’Italie entrent en décadence et que la France, dont le cas est intermédiaire, lambine. Il est clair aussi que toutes les cultures des pays (est-asiatiques) qui ont connu un miracle économique partagent une semblable éthique du travail, quoique ses origines soient un peu différentes suivant les pays. Si au Japon, elle procède davantage du bouddhisme, en Chine et en Corée, elle semble tenir du confucianisme. Toutes ces sociétés ont reconnu la légitimité du travail, tandis que les valeurs aristocratiques et religieuses cultivant le mépris du commerce, de l’accumulation ou du labeur quotidien se sont étiolées.
Il est trop réducteur d’affirmer que la Réforme protestante, le bouddhisme ou le confucianisme seraient comme des poules aux œufs d’or, et qu’ils détiendraient en eux-mêmes le secret du développement économique, social, politique et culturel de ces régions du monde. Mais il faut convenir que l’évolution de ces deux aires géographiques reflète une prégnance de l’économique par le religieux – ou du religieux par l’économique. Elle exprime surtout une relation entre la rationalité du comportement socio-économique et l’interprétation donnée au choix confessionnel. Les valeurs morales et religieuses sont, d’une certaine manière, un puissant facteur de régulation de l’économie et de la société. Quand elles inspirent une certaine forme d’ascétisme, de dépassement, de disponibilité, de générosité dans l’effort, elles sont d’un apport inestimable dans la création des richesses des nations. Dans notre aire arabo-musulmane, nos croyances religieuses ne nous exonèrent pas de l’effort. Le discours religieux vous dira même que l’on trahit ses idéaux de progrès et de justice si on tourne le dos aux enseignements et à la portée symbolique du mois de Ramadan. En fait, ce mois saint est un immense miroir sur lequel se projette aujourd’hui l’image perturbée de la personnalité arabo-musulmane. C’est aussi un moment d’appel du fond de l’histoire pour nous signifier que la religion peut exercer un effet sur la performance économique. Pas en enfermant la société dans un système d’identification collective et d’utopie sociale se substituant aux règles de la gestion politique de la cité. Plutôt par le biais de la religiosité et des croyances qui affectent les traits du comportement : l’effort, l’éthique du travail, l’honnêteté… C’est dans cette réserve de valeurs morales qu’il faudrait puiser la force nécessaire pour relever les défis qui sont aujourd’hui les nôtres