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Idées

Dernier arrêt avant le terminus

Il arrive parfois au navetteur aguerri, dont le compteur ne compte plus les kilomètres, de faire ce calcul : combien de fois aurai-je fait le tour du monde avec ce nombre de kilomètres parcourus en navette ?

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najib refaif 2013 06 20

Une barbe blanche bien taillée sous un bonnet blanc immaculé accentue un visage buriné dont le front est barré par une demi-dizaine de rides. Elles lui donnent cet air sérieux qui, chez les gens  âgés, passe pour de la sagesse des êtres qui ont vécu ou pour de la sévérité toute patriarcale. Dans ce train qui navigue entre Rabat et Casa au gré des horaires capricieux de la vie du rail, ce passager fait partie d’une population dont on devient un membre à part entière lorsqu’on pratique la navette depuis des années. Il arrive parfois au navetteur aguerri dont le compteur ne compte plus les kilomètres de faire ce  calcul : combien de fois aurai-je fait le tour du monde avec ce nombre de kilomètres parcourus en navette. Et si ce train allait son chemin tout droit autour du monde ? C’est à cela que le navetteur a pensé lorsque le vieux passager au calot blanc a demandé si le train allait tout droit et plus loin que  Casablanca. Vers où ? Plus loin, dit-il, en avouant qu’il s’était peut-être trompé de train. Puis son téléphone sonne. En guise de sonnerie, un chant religieux et langoureux en forme de louanges au Prophète en vogue ces derniers temps. La promiscuité de la navette vous permet de rester en phase avec les mutations de la technologie et son adaptation aux us et coutumes du pays. Toute nouveauté n’est pas nécessairement un progrès, disait quelqu’un. Mais ce n’est pas non plus une hérésie, n’est-ce pas ? Quoique d’aucuns soutiennent bien que «Koullou bidâatine dalala…» (Toute innovation est une déviance…). 

Le passager qui s’est  présenté à son interlocuteur comme «El Haj» se met à crier dans un petit Nokia de la première génération. «Salam Alaykoum, Hada El Haj, chkoun N’ta ? Ah, Al Haj» En fait, son interlocuteur est aussi un Haj. Un ami ? Un proche ? Peu importe, car le voilà qui sort une chemise cartonnée rouge écarlate, étale des documents administratifs sur le siège vacant près de lui tout en conversant avec l’autre Haj. « Dis-moi, toi qui connais had t’khalouide dial l’kouaghet (ces magouilles des documents) j’ai obtenu et j’ai légalisé chahadat housne assira (l’attestation de bonne moralité). Je dois la verser aussi au dossier ?» Inutile de préciser que toutes ces bribes de la conversation entre les deux Haj ont été partagées par tout le compartiment. Deux autres passagers installés face à face et plongés dans la lecture de leur journal montrent leur nez et se regardent en souriant. La conversation commence à tourner au vaudeville. Car, selon eux, pas de doute : qu’un homme de son âge, Haj qui plus est, doive exciper d’une attestation de bonne moralité, cela sent de nouvelles épousailles. C’est du moins ce que l’un des deux suppute malicieusement en soufflant à l’autre : «Awdatou Acheikh ila sibah» (Le retour du vieillard à sa jouvence ou le démon de midi, si vous préférez). Et les deux intellos de pouffer de rire alors que le Haj, tout à son affaire, continue de converser à haute voix de ses déboires avec la paperasse de l’administration. Soudain, le contrôleur frappe de son poinçon trois coups fermes dans la vitre de la porte du compartiment avant de l’ouvrir d’un geste autoritaire. C’est une manie chez ces faiseurs de trous dans les billets d’agir ainsi et de surgir à l’improviste comme pour obtenir on ne sait quel flagrant délit. En vérifiant le ticket du vieux passager dont  le Nokia est toujours collé à l’oreille, le contrôleur lui dit sur un ton de reproche : «N’ta ghadi L’tanja, ouhad trane ghadi l’dar l’bida. Daba ghadi tenzel flagare dial Ain-Sebaâ» (En clair pour tout le monde et aussi pour le vieux passager : Toi tu vas à Tanger, et ce train va à Casa. Maintenant tu vas descendre à la gare de Ain-Sebaâ). On a expliqué à El Haj, qui n’a rien saisi des propos peu amènes du contrôleur, qu’il devrait reprendre une correspondance pour Tanger, mais à partir de la gare dite de Ain Sebâa, et donc de revenir sur ses pas. El Haj regarde autour de lui, soupire, lisse sa barbe et arrange son calot blanc comme pour retrouver une dignité qu’il pensait avoir perdue. «ça fait trois jours que je cours derrière des papiers dans différentes administrations, services et arrondissements pour constituer un dossier dont mon fils, qui vit à l’étranger, m’a chargé de faire pour lui, par toutes sortes de procurations signées, certifiées, légalisées, traduites et authentifiées. Et maintenant je suis tellement embrouillé que je ne sais plus quel train il faut prendre. Je voulais aller vers le Nord, me voilà dans un train qui va vers le Sud. Et vous mon fils, oui vous qui faites semblant de lire le journal et de vous moquer. Non, l’attestation de bonne moralité ce n’est pas pour prendre femme, c’est mon fils qui va se marier pour la première fois et je ne pourrais même pas assister à son mariage. Sinon il me faudrait un autre dossier pour le visa, et je n’en ai plus la santé.» Le Haj reprend son petit Nokia et dit comme s’il se parlait à lui-même : «Je vais changer à Ain- Sebâa. Je me suis trompé de train. Je vais arriver en retard. Ne m’attendez pas pour le dîner».

Le train dépasse Bouznika. El Haj range ses documents dans la chemise cartonnée, appuie doucement sa tête sur la vitre de la fenêtre et ferme les yeux, feignant ou tombant réellement dans un sommeil mérité. Les deux ricaneurs, rembarrés par le vieux passager, se sont replongés dans leur journal mais demeurent dans leurs petites chaussures. Le navetteur, lui, est revenu à ses rêveries ferroviaires en refaisant le calcul des kilomètres pour faire le tour du monde. Mais mauvais en calcul, il renonce à ce vain exercice pour un livre de Roger Grenier, Le palais des livres (Folio), un florilège de textes sur le plaisir de lire et celui d’écrire. Arrivé à un passage qui cite Mallarmé, «Ce monde est fait pour aboutir à un beau livre», le train entre en gare de Ain-Sebâa. C’est le dernier arrêt avant le terminus. Au-delà de cette limite, le rêve n’est plus valable.