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Idées

De quelles Amériques ? (31)

Le voyage à travers ce grand pays a continué et je me souviens de presque tout. Mais dans le «presque» il y a sûrement beaucoup de choses très importantes dont je ne saurais dire leur importance pour moi en ce temps-là. Ni même aujourd’hui alors que je me remémore cette tranche du passé lointain.

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chronique Najib refaif

Des sensations, des choses vues ou entendues, peut-être des gestes, des angoisses, celles du primo voyageur parti à des milliers de kilomètres loin de chez lui. Mais avais-je au moins un chez moi ? De quoi était-il fait ? De quelle absence était-il fait ? De quelle nostalgie ? Un écrivain canadien, Dany Laferrière, né à Haïti et installé à Montréal depuis plus de 35 ans, (soit presque à la même époque de mon passage dans cette ville) écrit dans un essai intitulé joliment, «L’art presque perdu de ne rien faire» : «La mémoire n’existe que par cette étrange obsession que nous avons de vouloir créer un temps bien personnel, presque privé, à l’intérieur du temps collectif». Il ajoute entre parenthèses : «Ma fascination pour le temps reste intacte» L’écrivain a tout dit ou presque car il y aura toujours un presque après le tout… Lors de mon passage par Montréal, Dany Laferrière n’était pas encore cet écrivain célèbre qu’il est devenu. Il est aujourd’hui membre de l’Académie française. Son premier roman, celui qui l’a fait connaître, est drôle, sensuellement semi autobiographique et doté d’un titre hilarant : «Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer».Un titre pareil serait taxé aujourd’hui de «politiquement incorrect», voire pire !

J’ai eu la chance lors de ce voyage dans l’Est du pays de rencontrer, au cours de quelques soirées conviviales, des écrivains et des poètes francophones du terroir, plus ou moins militants et réunis au sein de l’Union des écrivains du Québec dans leur quartier traditionnel, Saint-Denis. L’un d’eux, aujourd’hui très célèbre avait déjà fait parler de lui après la publication d’un best-seller, un des premiers au Québec en ce temps-là. Il s’agit d’Yves Beauchemin qui s’était vite imposé comme le meilleur de sa génération après deux romans : L’enfirouapé, et surtout Le Matou. Ce dernier a été un grand succès de librairie au Québec comme en France, où il a été invité par Bernard Pivot dans son émission Apostrophe. Adapté à la télévision qui en a tiré un feuilleton, Le Matou va lancer la carrière littéraire de cet excellent romancier. Il m’avait raconté lors de notre rencontre la galère qu’il avait traversée avant d’accéder au succès. «Recherchiste» à la télévision canadienne, il a souvent travaillé pour vivre comme documentaliste. Cela consistait à ramasser le maximum de matière sur un sujet afin qu’un réalisateur en tire le minimum pour une émission. Sauf que Beauchemin utilisait toute la matière trouvée pour en faire des fictions sous forme de romans ou de nouvelles. Rien ne se perd et tout se transforme. Pour Le Matou par exemple, il a utilisé (afin d’étoffer son sujet qui se déroulait dans le milieu de la restauration, mais en y ajoutant une grande intrigue pleine de mystères), les matériaux qu’il avait trouvés au cours de ses recherches sur la gastronomie que Radio-Canada lui avait commandées. Alimentaire mon cher Beauchemin ! Cette ruse avec l’écriture ressemble tout à fait au personnage que j’ai eu le plaisir de rencontrer et de lire lors de ce passage par le Québec. Yves Beauchemin est non seulement un écrivain de talent, mais aussi un auteur plein d’humour dans la vie comme dans ses romans. Si notre programme du voyage était chargé, c’est parce que nous étions dans l’obligation de visiter certains lieux et de rencontrer aussi des responsables, d’écouter leurs explications à propos de nombreuses réalisations de nature économique : l’industrie du bois, la production de l’électricité de la Baie Saint-James et autres exploits industriels, lesquels, vus du pays d’où nous venions et ces temps de sècheresse et d’austérité qui y sévissaient, nous semblaient relever d’un futurisme fantasmagorique. Comme par exemple la visite de la Bourse du blé de Winnipeg, dans le Manitoba. Déjà en arrivant par avion dans cette province aux grandes étendues, on se croyait dans un film western en «cinémascope» comme on tenait à préciser en ce temps pour vanter la qualité du spectacle : images en grande largeur plein écran où l’on voyait à peine venir le héros sur son cheval ; il n’est encore qu’un point noir qui avance dans une vaste et verdoyante prairie et sur fond d’une musique entraînante. Mais c’est surtout le fonctionnement de la Bourse de blé qui nous a laissés rêveurs. Des cartes partout dans une immense salle indiquant tous les pays où le Canada exportait ses grains. Autant dire partout dans le monde. Sur la carte de chaque pays, on pouvait lire des indications et des légendes précisant le degré de solvabilité, les problèmes politiques et les troubles sociaux qui concernent tel ou tel pays. On n’exportait pas n’importe où et on ne faisait pas d’affaires avec n’importe qui… Par curiosité, disons patriotique, j’ai jeté un regard sur la carte relative au mien. Ce n’était pas tout rose, et pour cause ! Le responsable des relations publiques m’a appris que cette semaine il y avait des manifestations estudiantines à l’Université de Fès et du grabuge ici et là… Je précise qu’en ce temps-là, et nous sommes en 1982, il n’y avait encore ni internet, ni réseaux sociaux… Mon voyage, seul cette fois-ci –mes deux compagnons ayant écourté leur séjour–, va se poursuivre jusqu’à Vancouver, puis sur l’île Victoria, la capitale de la province de la Colombie britannique, une petite ville qui a des airs de Londres en miniature plantée au milieu de l’Océan Pacifique. Traverser l’Atlantique était déjà un rêve pour le jeune journaliste sédentaire que j’étais. Et me voilà embarqué sur un ferry voguant dans ce Pacifique qui, du nord au sud, relie toutes les Amériques de ce tour de mémoire spongieuse qui a absorbé tant de souvenirs sur le temps qui passe… Et comme dirait Serge Reggiani dans sa belle chanson, «De quelles Amériques ? En passant par quel Atlantique ?…».