Idées
De l’autre côté du jardin Jnane Sbil (3)
A partir de quel moment un événement devient-il un souvenir, se demandait le journaliste et essayiste français Jean-François Revel dans ses mémoires ?

C’est une vraie question que se posent souvent ceux qui convoquent leur mémoire, glanent leurs souvenirs et tentent de les ramasser en petit tas. Surtout s’ils les juxtaposent ou les adossent à des faits et gestes devenus, plus tard, événements ou moments forts de l’histoire. Tel n’est pas le propos de ces évocations, ni aucunement le projet de leur auteur. L’histoire personnelle et celle du pays, si elles se croisent, c’est parce que le temps a fait son travail et la mémoire a décanté le sien. L’histoire du pays, elle, se fait à notre insu et très souvent malgré nous. Elle nous force, quand viendra le temps et lorsque l’on aura les moyens de la lire ou de l’analyser, à nous y inscrire, non pas en tant qu’acteurs ou héros, mais tout simplement, en ce qui me concerne, en spectateur plus ou moins engagé. J’ai toujours pensé que si la roue tourne, comme on dit, le meilleur moyen de la regarder tourner c’est de ne pas monter dessus. En descendant le promontoire qui surplombe la ville de Fès, par cette fraîche matinée d’un timide printemps, j’eus cette mystérieuse impression d’aller vers un «déjà-vu» qui s’estompait à chaque pas qui me menait vers les rues étroites de mon enfance et de la première partie de ma jeunesse. Maintenant tout est identique et pourtant rien n’est plus pareil. Les rues sont devenues étroites, les échoppes exiguës et les passants passent en se pressant. Comme dans un film en accéléré, les mots et les choses, les gens et les murs défilent et se télescopent comme si la mémoire se faisait son propre cinéma, déroulant rapidement les bobines pour atteindre je ne sais quel moment considéré, par elle seulement, comme digne d’intérêt. Que faire sinon suivre son cheminement, résigné mais confiant, tel un aveugle attaché à la laisse de son chien ? Arrêt sur image impromptu une fois arrivé devant la grande muraille du vieux lycée Moulay Driss, jouxtant l’entrée principale et historique de la Médina.
Sans la cavalcade mémorielle de cette visite guidée, je n’aurais sans doute jamais commencé par cet édifice dont j’ai gardé des souvenirs mitigés. Haut lieu de l’éducation des fils de notables sous le Protectorat, à l’orée des années 20, le lycée commençait à s’ouvrir peu à peu, au cours des années 60, aux fils d’artisans, petits commerçants et autres enfants fassis de la Médina aux patronymes prestigieux mais aux ressources plus ou moins modestes. De l’autre côté du fameux et vaste jardin andalou, Jnane Sbil, passaient parfois, entre les gouttes et les hautes tiges de la forêt de bambous (plantes foisonnantes à cette époque), quelques «fils de personne» nés dans le quartier mérinide de Fès Jdid.
Comme son nom ne l’indique pas, «le nouveau Fès» ne l’est que par rapport et pour le distinguer de Fès El Bali (l’ancien Fès et la plus ancienne cité du Royaume). La topographie de la ville a épousé l’évolution de son histoire millénaire, jusqu’à la ville coloniale moderne (Ville nouvelle ou Dar Dbibegh) puis plus tard, et désormais, à d’autres quartiers satellites sans perspectives et sans âme. Quartier farouche, historiquement et sociologiquement makhzénien (Proximité du Palais et de ses dépendances), Fès Jdid avait une réputation sulfureuse dans la mémoire collective des gens de la Médina. C’est donc avec une grande réserve et une méfiance frileuse où se mêlaient la peur et les conseils de prudence de leurs parents, que notre «minorité visible» ô combien ! issue de ce quartier mérinide, fut accueillie en ce début d’année scolaire de la fin des années 60 de notre jeunesse rabougrie mais insolente. Peu à peu, d’autres élèves inscrits en qualité d’internes, venus des petites villes avoisinantes plus ou moins amazighophones, sont venus apporter leur différence et nous ont aidés, nous autres enfants de Fès Jdid, à nous sentir moins seuls, moins différents mais finalement, aux yeux des enfants de la Médina, moins farouches et donc plus fréquentables.
De tout temps, la convergence par cercles de proximité est la même, toujours, pour tous et partout. Une autre nouveauté et non des moindres en cette fin des sixties, l’introduction de ce qu’on a appelé «section anglaise» où l’on avait réuni garçons et filles. Une première dans l’histoire de cet établissement confit dans le conservatisme rance de certains professeurs de la langue et de la littérature arabes. L’un d’eux, à lui seul et par son comportement raciste et abject, a été certainement pour beaucoup à l’origine de l’engagement politique des uns et de l’orientation de nombre d’entre nous vers la langue d’en face, la langue d’en France. Mais pour ma part, sans pour autant abandonner la langue d’enfance. Celle dont je m’évertue aujourd’hui de retrouver accents et intonations, subtilités et trouvailles argotiques. Tel le verlan marocain de notre quartier à l’époque, parce qu’on n’avait pas attendu les jeunes des cités en France pour inventer notre propre parler, un langage de nous seuls compris : «El qalba almahdoura», c’est bien «El hadra almaqlouba», ces mots à l’envers, jeux de mots et anagrammes pour rire et pour se prémunir contre ceux de la Médina ? Exemple : «nife daghi bada?», qui veut dire, «fine ghadi daba?» (Tu vas où maintenant ?)
Maintenant, moi, je ne vais nulle part. Je suis debout, la mémoire en bandoulière, inondé de souvenirs devant le grand portail de ce vieux lycée dont les hautes murailles sont pleines de ces trous où les hirondelles font encore leur nid. Et s’il y a aussi des trous dans la mémoire, c’est la faute au temps qui passe et à certains souvenirs qui trépassent…
