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Idées

Coupures de presse (36)

Tout journaliste qui se respecte a hésité, au moins une fois, devant son texte avant de l’envoyer à l’imprimerie. Je ne parle pas du journaliste qui ne se respecte pas, ne respecte pas son travail et n’est pas respecté non plus par la profession.

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chronique Najib refaif

Celui-là n’hésite jamais parce qu’il ose tout ; et comme dirait Michel Audiard: «Les cons ça ose tout et c’est même à ça qu’on les reconnaît». La pratique de cette profession, en cette époque improbable que j’évoque ici depuis le début de ce récit, relevait de l’équilibrisme. Elle a connu des journalistes funambules, des casse-cous prêts à tout et des gars timorés cultivant la tempérance. Mais elle a eu aussi ses calculateurs et autres manipulateurs de cette langue de bois dont l’odeur de sciure embaumait les rédactions. Ceux qui écrivaient dans les journaux de l’opposition y allaient franco, savaient à quoi s’en tenir et faisaient ce qu’ils avaient à faire, à savoir de l’opposition. En face, certains journalistes non encartés, mais désireux de pratiquer normalement ce métier, naviguaient à vue. Se tenant à l’écart des polémiques politiciennes, ils essayaient de faire tout simplement leur travail. Mais il suffisait d’une moue de la part d’un collègue qui va jeter un œil sur leur texte par-dessus l’épaule pour semer le doute dans leur tête. Censure? Autocensure ? On ne savait. L’article ou l’édito est relu, revu et corrigé. Le propos fera dans l’euphémisme et le ton va s’adoucir. D’autres feront, toute la journée, des boules de papier avec leurs feuillets froissés avant de les jeter en visant bien la poubelle au fond du bureau. S’il faut de tout pour faire un cirque: le clown, le dompteur, le trapéziste et le jongleur. Il fallait aussi de tout pour faire du journalisme en ce temps-là. Mais est-ce que cela a bien changé depuis ?

«Il est légitime d’interdire les satires que comprend le censeur», disait Karl Kraus. Cet écrivain autrichien qui a vécu entre deux siècles, le XIXe et le début du XXe (il est mort en 1936), est considéré comme l’un des plus grands satiristes de sa génération. Il a des écrits acerbes, notamment sur la presse, sa pratique et sa déontologie qui sont d’une actualité prémonitoire et d’une acuité saisissante. Il est, pour cela, un des auteurs les plus cités tant ses formules cinglantes, ramassées et pertinentes ont valeur d’aphorismes. Il en a autant à propos des journaux et des journalistes, qu’après une certaine conception de la liberté d’informer ou de la censure d’une manière générale. Mais que n’aurait-il écrit aujourd’hui à l’heure des «fake news» et à propos de ces «journalistes» pleins de cris et de drames qui poussent sur les réseaux sociaux comme les champignons sur un tas fumier ?…

La censure est au journaliste ce que le physionomiste ou le «videur» est au jeune qui veut entrer dans une boîte de nuit. Il faut montrer patte blanche, être bien accompagné et porter une tenue correcte. C’est le vigile qui veille scrupuleusement au respect de ces normes et ceux qui ne s’y conforment pas, ou tentent de s’en affranchir, sont jetés manu militari à la rue. («La pluie tombe sur eux et tombe aussi la nuit», comme dirait le poète Jacques Prévert à propos de ceux qui tombent mal). Mais les plus malins arrivent toujours à les contourner, sinon il n’y aurait aucun rigolo et donc pas d’ambiance sur la piste de danse.

C’est bien entendu une image caricaturale, peut-être, parce que le propos ici n’est pas de faire une étude historique sur la censure depuis la nuit des temps. Sous une forme ou une autre, la censure a toujours existé et les recherches universitaires sur ses tares et ses avatars –car elle évolue et se transforme– sont pléthore. Certains «créationnistes», qui auraient de l’humour plus la foi, la feraient remonter à la pomme (ou autre fruit, ce n’est précisé nulle part) qu’Adam avait croquée avec les conséquences que l’on connaît. Viré du paradis, le premier couple de l’humanité aurait descendu sur terre –et non pas de l’arbre comme les évolutionnistes le soutiennent– pour recommencer une autre histoire. Une histoire, avec des hauts et des bas, qui continue encore dans un monde tel qu’il va, et il ne va pas toujours très bien.

Ceux qui ont pratiqué le journalisme au Maroc, notamment dans les années 70 et 80 du siècle dernier, gardent sans doute des souvenirs, parfois cocasses, mais souvent douloureux de la censure. Ceux-là mêmes qui devaient présenter la «morasse», (épreuve en papier du journal avant publication) au censeur pour qu’il donnât son imprimatur. Ils en mesurent aujourd’hui peut-être le chemin parcouru. En ce temps-là, tout dépendait de l’heure et de l’humeur du préposé à cette besogne : de son délire interprétatif, car il pourrait voir ici de la malice et là une allusion, ou carrément une critique dans tel titre même anodin, dans telle tournure grammaticale banale ou dans le choix de l’emplacement, pourtant fortuit, de la photo du Roi à proximité de celle d’un acteur rigolard ou d’un article sur un fait divers macabre. C’était il y a longtemps et on dirait hier. Que de chemin parcouru vers ce nouvel espace, dit-on, de la liberté d’écrire, de dire et parfois de penser, et pas encore de… croire ! Mais encore faut-il dire, écrire, penser et croire en y mettant talent, pertinence et subtilité. Quant à la liberté, que de bêtises n’a-t-on pas dit en son nom ! On pourrait dès lors soutenir, comme le faisait le philosophe allemand Max Stirner déjà à la fin du XIXe siècle, qu’«il n’y a pas de liberté, il n’y a que des hommes libres».