Idées
Ciné-souvenirs en cinémascope (37)
Aussi loin que peut remonter le premier souvenir d’un film vu dans une salle obscure, il se confond souvent avec ces rêves vacillants que le matin s’évertue à effacer au réveil, mais qui malgré cela persistent comme une rémanence entêtée.

La mémoire du cinéma n’est alors qu’un long montage de petits rêves mis bout à bout et qui hantent le quotidien de notre vie. Le temps qui passe, ses aléas et ses vicissitudes m’ont appris que la culture et le cinéma en est une belle expression c’est comme la vie. La culture s’en inspire et s’y confond parfois, l’enrichit, s’en empare pour nous faire rêver ou nous la rendre supportable pour mieux nous la faire aimer. Ce qui me rappelle ce joli slogan publicitaire choisi par les exploitants de salles et qui vantait la fréquentation de celles -ci : «Quand on aime la vie, on va au cinéma».
Les souvenirs des premiers films vus dans les années 60 et 70 du siècle passé par exemple sont faits d’étonnement et de magie. Ils n’avaient aucun lien avec la réalité de l’époque car tout ce qu’on voyait nous était aussi étrange qu’étranger. Westerns américains doublés en français, films de cape et d’épée français, péplums et westerns spaghetti italiens dont on a américanisé les noms des acteurs, «hindi» sirupeux et chantonnant de l’Inde lointaine, et même les productions lacrymogènes égyptiennes en noir et blanc puis en couleurs improbables tels l’inénarrable «Abi faw9a achajara» (Mon père sur l’arbre). Rien de cet univers cinématographique n’avait de lien avec notre réel ou nos préoccupations de l’époque. On ne pouvait donc imaginer que le cinéma pouvait faire référence à notre vie tant il en était aussi loin que l’étaient les villes, les gens et les paysages qui défilaient devant nos regards éberlués.
Mais voilà que des films sortis d’on ne sait où nous parlaient en arabe dialectal. Tony Curtis et Kirk Douglas s’engueulaient en «darija», en couleurs et en cinémascope dans «Les Vikings». Des acteurs hindous se lançaient des vannes en dialecte de chez nous dans «Mangala» …
Tout cela avait pour nous le goût d’une grande farce faite par le projectionniste, mais qu’importe, la salle était pliée de rire tout le long de la projection. Toute l’émotion que procure un film, le suspens, la charge tragique de l’histoire se dissolvaient dans une espèce de dérision générale et drolatique. En effet, un rêveur doublé de grand illusionniste nommé Brahim Sayeh avait décidé de faire parler nos rêves en arabe. Peut-être que certains se souviennent encore des rires qui accompagnaient les péripéties de ces films doublés en arabe et visionnés dans des salles de quartiers, ou en plein air lors de passages des caravanes cinématographiques qui sillonnaient le pays. L’expérience de ce doublage intempestif a fait long feu et n’a pas été prolongée faute de moyens et d’un marché pour. Le regretté Brahim Sayeh, que j’ai eu le plaisir de rencontrer plus tard chez Tayeb Seddiki, faisait avec les moyens du bord et ne pouvait compter que sur le volontarisme de certains comédiens tels Seddiki, Amidou, et la débrouillardise de quelques techniciens pour le bruitage comme pour l’aide parfois à la traduction des dialogues…D’où certaines expressions idiomatiques purement marocaines mises dans la bouche de Kirk Douglas ou des vedettes indiennes de l’époque Shami et Raj Kapoor…Pionnier, Sayeh avait une grande ambition pour faire parler le cinéma en darija et avait tout investi dans ce rêve. Il a eu quelques commandes de la TVM pour des séries françaises diffusées en ce temps. Mais les promoteurs du cinéma n’avaient pas fait une petite place à cette technique de doublage 100% marocaine. La faible demande et sans doute aussi le coût des droits des films à succès ont donc mis fin à cette expérience. Et c’est ainsi que nous sommes revenus à notre fantasmagorie d’importation, à la vie rêvée en langues étrangères et à nos rêves d’ailleurs…
Au mitan des années soixante, le cinéma marocain va pousser son premier vagissement à notre insu. Naissance d’une cinématographie nationale. Une première vague de cinéastes formés à l’Institut des hautes études cinématographiques à Paris (IDHEC remplacé aujourd’hui par la FEMIS) bricolait dans les actualités officielles en attendant de réaliser leur grand rêve. Certains d’entre eux se sont fait les dents sur des courts métrages de grande qualité, tels Ahmed Bouanani, Abderrahmane Tazi, Majid R’chich ou Latif Lahlou. Certains ont répondu aux sirènes du secteur privé, d’autres ont été happés par la bureaucratie, au CCM, à la télé ou ailleurs. Quelques tentatives timides et confidentielles ont donné naissance à deux ou trois longs métrages accueillis avec les rires, les soupirs ou l’étonnement par un public exigeant ou incrédule. Puis vint le film qui avait occupé les débats des cinéphiles de cette époque héroïque, lesquels, il faut le dire, n’avaient rien de local et de consistant à disséquer lors des discussions homériques des ciné- clubs. Il s’agit de «Wechma» (Traces) de Hamid Bennani et auquel d’autres cinéastes marocains ont apporté leur contribution. Cette production locale est assurément le premier film d’auteur et constituera un jalon marquant dans la filmographie marocaine.
Quelques années plus tard, à l’aube des années 80, le jeune journaliste que j’étais va rencontrer la plupart de ces cinéastes dont certains sont devenus des amis. C’est d’abord à la faveur du premier festival national du film, organisé par le Centre cinématographique marocain à Rabat, que j’ai pu nouer des contacts directs avec quelques cinéastes pour les besoins de la rubrique Cinéma du supplément culturel du quotidien Almaghrib.
