Chronique
Les marécages nauséeux du débat politique actuel
état des lieux : n’importe quel imbécile totalement dépourvu de toute capacité de contextualisation et donc d’analyse peut s’emparer de son clavier pour «fatwaser» tous azimuts sur la religion, l’économie, la politique ou la géostratégie !

Tous les outils de la réflexion politique hérités du XXe siècle sont devenus inopérants et non avenus à l’ère de la postmodernité. Si la technologie a mis à terre les grandes idéologies qui ont rayonné tout au long du siècle dernier, les réseaux sociaux ont imposé l’immédiateté dont les effets néfastes sur les démocraties se sont révélés cataclysmiques. Cette immédiateté a pulvérisé le temps nécessaire à la réflexion tout comme l’espace d’ailleurs. À travers le smartphone, on est partout et tout le temps. L’homme politique ne dispose plus ni de marge de réflexion pouvant intégrer l’ensemble des paramètres économétriques, sociologiques et ethnoculturels, ni a fortiori de latitude de hiérarchisation des priorités, tant la pression de la vox populi via les réseaux sociaux est assommante.
C’est ainsi que nous assistons aujourd’hui au spectacle proprement ahurissant d’oppositions «spontanées» où triomphent le phénomène de la moutonnerie et les fake news. L’expérience grandeur nature du fameux et néanmoins funeste «Printemps arabe» a enrichi la réflexion anthropologique sur la «psychologie des foules». Ainsi, un jugement à l’emporte-pièce ou une fake news publiée sur Instagram, X ou Facebook peut engendrer une émotion collective, des mutineries ou de populeuses «coordinations» (tansiqiyate). Du coup, les structures intermédiaires démocratiques (partis, syndicats, Parlements, etc.) se retrouvent littéralement marginalisées sinon carrément dépassées. Le pouvoir exécutif se retrouve ainsi dans une configuration de face-à-face avec la rue. Le cas des «gilets jaunes» est emblématique du phénomène. L’immédiateté des réseaux sociaux est passée par là. Que reste-t-il alors des procédures démocratiques qu’on a peiné à asseoir et à enraciner depuis près de trois siècles ?
C’est ainsi que n’importe quel imbécile totalement dépourvu de toute capacité de contextualisation et donc d’analyse peut s’emparer de son clavier pour «fatwaser» tous azimuts sur la religion, l’économie, la politique ou la géostratégie ! On a même vu des «spermatozoïdes inachevés» se métamorphoser en ennemis viscéraux de leur propre pays, son histoire, ses institutions et son devenir, souventement au moyen de diatribes enragées sans consistance idéique aucune.
Pire, un véritable marché de l’invective audiovisuelle est né. Ce marché lucratif où trône le buzz rapporte gros à des «Don Quichotte de l’Internet» qui engrangent non seulement les revenus payés par le diffuseur (essentiellement YouTube), mais également, pour nombre d’entre eux, les subsides alloués par des officines occultes locales ou étrangères. Les «voix de son maître» se comptent aujourd’hui par milliers, en effet.
Certains mastodontes de l’audiovisuel ont vite saisi cet air du temps marqué par l’extinction progressive des grands courants politiques traditionnels et, surtout, de la bipolarité gauche-droite, pour s’en aller franco vers le national-populisme jusqu’à frôler le ridicule, comme s’y adonnent, par exemple, bien gaillardement CNews ou BFMTV. Les garde-fous de l’audiovisuel (ARCOM en France, HACA au Maroc) semblent largement dépassés par les interactions entre les réseaux sociaux et les chaînes radio et TV. Partout dans le monde, y compris au sein des vieilles démocraties, l’ère des grands débats thématiques marqués par la profondeur et la rationalité est bel et bien révolue.
Au Maroc, on assiste à un déferlement de ce qu’on ne peut nommer que par le vocable d’«insanités» dès qu’il s’agit de critiquer l’action publique. Aux milliards – de dollars SVP ! – qu’engrangerait le groupe AKWA à la faveur de l’augmentation du tarif de la bouteille de gaz ou des fluctuations du prix du carburant à la pompe s’ajoutent les delirium contre l’honneur de tel ou tel responsable ! Aucune nuance, exit les aides directes reçues par les démunis, l’aide au logement, le soutien des sinistrés d’Al Haouz, la couverture médicale assurée jusqu’aux couches sociales incapables de cotiser ! Aucune corrélation entre l’amaigrissement de la Caisse de compensation et les aides consenties ! Que dalle ! Ne parlons même pas des «tribunaux médiatiques» dressés pour juger des dossiers dont on ignore totalement les contenus !
Dans un pays où la parole royale, particulièrement rare et circonstanciée, se situe au diapason de la vision stratégique, le devoir de réserve ne cesse d’être bafoué, y compris par le leader d’un parti politique et ex-chef de gouvernement qui n’a pas hésité à rejoindre la longue colonne des aigris viscéraux et cérébraux ! Vas-y que je te montre les vrais fondamentaux de l’équité et de la morale ! Et que je vous incite à dénoncer les méfaits des avancées sur le terrain du droit matrimonial ou même que je vous incite à tempérer vos critiques à l’encontre de la camarilla d’Alger ! Puisque je dispose aujourd’hui de ma chaîne YouTube, autant vous montrer de quel bois je me chauffe et tant pis pour le devoir de réserve et du sceau de secret qui a entouré mes confidences avec le Souverain lui-même ! À écouter le saltimbanque drapé du burnous du fqih, on croirait le Maroc vivant au cœur d’une espèce de néo-«jahiliya» sans foi. Quant à la loi, surtout si elle est positive, elle n’a qu’à bien se tenir face à sa «chari’a» perso ! Celui qui a appelé à «takfiriser» Abdellatif Ouahbi, qualifié par lui de vulgaire libertaire, semble répéter en filigrane : «retenez-moi ou je déstabilise la Monarchie elle-même dans ce pays !»
C’est donc à ce niveau dégradé et dégradant qu’est arrivé le débat politique parmi nous, notamment en se réfugiant derrière les paroles prophétiques ou coraniques pour verser dans l’invective et la diffamation !
Alors, de grâce ! Préservez ce pays de vos pulsions anales déguisées en apostrophes politiques !
