Idées
Chronique d’un jour ordinaire
Un Zarkaoui passe à l’acte. On le dit monstrueux et il l’est. Mais que de monstres dorment en nous, en nos failles et en nos névroses. Quand on voit avec quelle jubilation certains font Å“uvre de méchanceté gratuite, avec quelle délectation ils se livrent au jeu de massacre par la parole, les mécanismes de la monstruosité deviennent moins mystérieux.
En cette fin de juillet, à la maison du percepteur, il y a encore foule dans les couloirs. A l’intérieur des bureaux, sur les tables, des piles de dossiers s’entassent. Mais une chaise sur deux, quand ce n’est pas sur trois, est vide. Sur le contribuable se lèvent des mines débordées. Le regard soucieux de l’un rencontre le front renfrogné de l’autre. Vous êtes là pour vous acquitter de votre dû et pourtant on vous demande de revenir un autre jour. Parce que la personne chargée de ces dossiers est absente, que tel bordereau n’a pas encore été établi, que la caisse ferme à 15 heures (quand à cet étage-ci, on ne vous reçoit qu’à partir de 13h !)… Au troisième déplacement, la moutarde vous monte au nez. Alors on vous explique qu’on ne s’en sort pas et que même sa demi-heure de pause déjeuner, on doit parfois la faire sauter. Les départs volontaires auraient achevé de gripper une machine déjà enrhumée. Pourtant, c’est cette machine-là qui est censée fournir le carburant à l’Etat. Une perle de sueur glisse sur une moustache. «L’Etat ? L’Etat s’en fout!», vous déclare-t-on, sans plus de formalisme. O๠est le dysfonctionnement ? Là o๠il sévit toujours : dans la désorganisation et le favoritisme. Ici, comme dans bon nombre d’autres lieux, les consciencieux payent pour ceux qui se tournent les pouces. Résultat des courses, personne ne veut plus rien faire et le pays trinque.
Dans la moisson des flashs engrangés au cours de cette matinée, il y eut également celui-ci : le contraste surréaliste entre l’allure et l’accent d’un gugusse frais sorti de l’adolescence, promenant sa dégaine dans ces couloirs surchauffés. En fermant les yeux, on entend Mantes-la-Jolie ou toute autre périphérie banlieusarde française. En les rouvrant, on atterrit en pleine Salafiya. Séroual et kmiss blancs, trois poils de barbichette pointue à souhait, de la tête aux pieds, l’accoutrement complet du parfait afghan. Sauf que, quand cet afghan parle arabe, c’est haché au couteau et mâtiné de français. Sans connection directe avec le précédent, cet autre dysfonctionnement, produit ailleurs avec la matière première de chez soi, hante nos nuits et celle des autres. Les images du carnage de Charm el Cheikh, après celles de Londres, Madrid, Casablanca… dansent encore, toutes fraà®ches, devant les yeux et, lui, cet hybride en mal d’identité est là , affichant avec la morgue de la jeunesse, son choix de la pureté qui tue. Tout son être transpire la fragilité et le désarroi. Mais ce regard déboussolé peut, en un rien de temps, se muer en regard de la haine et cela, on ne saurait l’oublier.
Une photo, publiée par un journal du jour. Derrière elle, par contre, qui jamais pourrait soupçonner les germes de la monstruosité ? L’image est celle d’un homme rasé de frais, le front lisse, les lèvres harmonieusement dessinées et l’expression tranquille. Ce visage est celui d’un cadre d’entreprise portant col blanc et veste en cuir. Sauf que cette entreprise s’appelle Al Qaà¯da et cet homme Zarkaoui. Depuis, on connaà®t à celui-ci une autre image, plus en rapport avec son personnage actuel, mais avant de devenir l’égorgeur en puissance dont l’actif s’est enrichi ces jours derniers du meurtre des deux diplomates algériens, Zarkaoui fut l’homme de cette photo-là .
Que s’est-il passé pour que celui-ci devienne celui-là ? Quel désastre a-t-il anéanti son être pour n’en faire plus qu’un glaive exterminateur ? On aura beau énumérer les causes, le mécanisme du basculement dans la monstruosité demeure un mystère complet pour un esprit sain. Mais dans le même temps, à voir comment, dans la vie quotidienne, des incidents futiles donnent naissance à des haines incommensurables, on mesure de quelle force de détestation peut être doté l’être humain. Dans notre «bonne» société en particulier, l’un des sports favoris consiste à se repaà®tre de la vie des autres. On parle, dénigre et rabaisse à tour de bras. La conséquence : éveiller ce qui, au fond de l’individu, est le plus laid, le plus petit, le plus mauvais. Pourquoi ? Juste pour être. Pour avoir le sentiment d’exister, incapable de l’être par soi-même du fait de son néant intérieur. Il faut écraser l’autre pour se donner une consistance. Que de mises à mort symboliques dans notre namima nationale. Un Zarkaoui, lui, passe à l’acte. On le dit monstrueux et il l’est. Mais que de monstres dorment en nous, en nos failles et en nos névroses. Quand on voit avec quelle jubilation certains font Å“uvre, non de bienfaisance, mais de méchanceté gratuite, avec quelle délectation ils se livrent au jeu de massacre par la parole, les mécanismes de la monstruosité deviennent moins mystérieux. Dans la tradition de nos pères, dire du mal de quelqu’un était haram. Car, dire du mal, c’est déjà semer le mal. Or, le mal suprême, c’est la haine. La haine de l’autre qui n’est autre que la haine de soi.
Mais le mal a son pendant : le bien. Et c’est tout celui-là que l’on souhaite à nos lecteurs.
Bonnes vacances à tous.