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Idées

Choses entendues, lues et vues

« On dit repas halal, pas islamique. On ne fait pas de politique ici ! ».

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Mis à jour le

najib refaif 2013 11 12

Choses entendues

Un excédent de bagage en livres achetés en librairie ou chez ce bouquiniste atrabilaire mais érudit de la grand’rue commerciale d’une ville du sud-ouest de la France. Au comptoir de l’enregistrement il n’y a pas, comme à l’aller, ce voyageur angoissé réclamant et réservant un «repas islamique» avant d’embarquer. Un autre voyageur, un peu plus jeune mais bien plus stressé encore l’avait froidement corrigé : «On dit repas halal, pas islamique. On ne fait pas de politique ici !». Dans la queue, quelques voyageurs curieux et visiblement non musulmans se demandent ce qu’est au final un plateau-repas halal. «Oh, c’est un truc à base de poissons probablement», dit l’un. «Bah, si c’est du poisson, j’en prendrai bien moi aussi», réplique un autre. «De toute façon, ils ne mettent pas de cochon dans leur repas sur cette compagnie, alors tout est halal, non?». Heureusement qu’aucune personne concernée religieusement par la question ne s’en est mêlée pour expliquer théologiquement le rituel du halal; l’attente aurait alors tourné en un de ces débats byzantins qui défraient la chronique dans les sociétés européennes depuis un certain temps. Les voyages informent sur tout et surtout sur ces petits riens qui font les grands malentendus entre tous ceux qui traversent les frontières puis reviennent sans avoir rien appris, ni sur les autres ni encore moins sur eux-mêmes.

Choses lues

Un autre voyage, au cours du même vol mais bien plus enrichissant, avec le dernier livre de l’ancien directeur du journal Le Monde, Eric Fottorino, Le marcheur de Fès qui vient de paraître aux éditions Calmann-Lévy. Ceux qui ont déjà lu, il y a trois ans, un autre récit du même auteur, Questions à mon père (en Folio maintenant), sauront que le jeune Eric, né d’un père biologique juif marocain du Mellah de Fès, qui avait étudié en France et exercé comme médecin à Rabat avant de quitter le Maroc, a fait maintenant le voyage qu’il avait promis d’effectuer avec cet étrange et étranger géniteur venu d’ailleurs mais qu’il n’avait connu et reconnu que bien plus tard. Peut-être trop tard. C’est ce temps perdu puis retrouvé que raconte ce beau récit passionnant, admirablement bien écrit et (mais c’est personnel) bouleversant pour un lecteur en voyage qui a fait, à son tour, un retour en arrière dans sa ville natale, à deux pas du quartier qui avait vu la naissance de Maurice Maman, père de Fottorino. L’auteur a entrepris, seul, un voyage par procuration paternelle (son père restant en France cloué au lit par une grave maladie) vers une ville qu’il découvre comme on ouvre une boîte à souvenirs,  un palimpseste couvert d’une mystérieuse écriture mémorielle qu’il fait déchiffrer par le peu de témoins restés sur place, des murs rongés par le temps passé et décomposé d’une double mémoire superposée, celle d’un père perdu et retrouvé et la sienne faite de bouts de récits, de souvenirs et de réminiscences reconstitués. Mais voilà qu’il faille maintenant aller dans ces lieux de mémoire pour marcher dans les pas de son géniteur marocain et retrouver des traces et non des preuves, car «seules les traces font rêver», disait le poète. Et l’auteur-marcheur de Fès a beaucoup rêvé. Le lecteur-voyageur, marocain de l’autre religion, né au cours des années cinquante à un jet de pierre de ces lieux de mémoire, a ressenti le souffle dont parle Fottorino lorsqu’il a réalisé à la fin de son récit, et pour la première fois depuis son arrivée à Fès, que «le Mellah et la ville moderne sont séparés d’un souffle. La distance était dans ma tête, comme elle était sans doute dans la vôtre». Oui, cher Fottorino, les distances sont toujours dans la tête lorsqu’on rêve de décrocher une étoile et de mordre dans un croissant de lune, comme les autres  mordaient dans un croissant au beurre trempé dans un bol de café au lait chaud. Vous citez cette belle formule de Kierkegaard, à propos du chemin, en conclusion de ce beau récit qui n’est pas seulement un hommage à votre père M. Maman (vous avez souvent relevé la  drôlerie oxymorique de la patronymie), mais aussi une belle vision de la ville de Fès : «Le chemin n’est pas difficile, c’est le difficile qui est le chemin». En effet, les chemins ardus de la mémoire méritent d’être arpentés lorsqu’on veut se retrouver, car, en définitive, ce qui compte, comme dit le poète, ce n’est pas le chemin mais le cheminement.

Choses vues

Qu’est-ce qui donne cette impression angoissante que l’on s’est trompé de vol comme on se tromperait d’étage ? Au retour de ce voyage on avait pourtant emprunté un avion peint aux  couleurs locales d’une compagnie bien de chez nous. Mais une fois à bord, voilà que l’on croise un équipage au faciès européen, yeux bleus et ne s’exprimant qu’en anglais. La voix du commandant et son accent soo british vont  finir de nous plonger dans une totale et angoissante perplexité. Mon voisin, un compatriote, se met à exprimer un doute en arabe que l’hôtesse blonde ne saura lever: «Sorry, I dont understand», se désola-t-elle derrière un beau sourire. Enfin une voix féminine, au grain local, va rassurer tout le monde sur l’identité et la destination du vol dans les langues qui sont les deux mamelles linguistiques de la compagnie : le petit avion, un «embraer», a été affrété avec son équipage auprès d’une autre compagnie européenne. Ouf, on a eu chaud ! Passe alors le chariot du repas et son choix cornélien : viande ou poisson? Après une longue hésitation, le voisin monolingue se jette à l’eau et attrape un poisson. Là-haut dans les cieux, toutes les nourritures devraient être halal, non ?