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Idées

Ces frontières qui nous traversent (30)

Arrivée à Mirabelle, l’aéroport de Montréal, en fin de matinée après une escale d’une heure environ à New York. Cette escale, passée dans l’avion pendant que des employés de l’aéroport JFK nettoyaient après la descente de certains passagers arrivés à leur destination, m’a laissé songeur.

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chronique Najib refaif

La fiction des frontières produit comme un trouble dans la tête des êtres en partance. J’étais à New York sans y être tout à fait. Les aéroports sont des espaces improbables, des no man’s lands où rien ni personne n’existent alors que l’on est là avec nos rêves climatisés, nos attentes trimballées tout le long du voyage et nos bagages entassés en soute ou rangés en cabine au-dessus de nos têtes. Nous traversons parfois des frontières et peut-être que nous sommes aussi traversés par elles…A notre insu ou sans y prendre garde…
D’autres passagers avaient pris leur place pour le reste du parcours vers Montréal, notre véritable réelle destination. C’était au printemps quand la neige se disloquait dans les villes timidement ensoleillées des Canadiens et des Canadiennes…Il faisait quand même frisquet pour le Marocain que je suis. Dans le taxi, voici que le bulletin météo est débité dans un accent québécois auquel il va falloir s’habituer. Il n’a pas le même sens ici et ce «là-bas» que je viens de quitter, tant il est vrai que le «beau temps» est une expression de l’hémisphère nord, et tant la météo égrenée par la TVM avant à mon départ sentait le réchauffé, voire le cramé. Sécheresse oblige !

Dès l’installation à l’hôtel sis dans la belle et grande et historique avenue Sainte-Catherine, nous avons pris connaissance, mes deux compagnons de voyage et moi, du programme de notre séjour pour les trois semaines à venir. Chargé et varié, il ne nous laissait pas beaucoup de loisirs, mais il me convenait parfaitement car j’étais curieux de tout savoir sur ce vaste pays pas encore connu des Marocains comme c’est le cas de nos jours. Un petit groupe d’étudiants marocains de moins d’une cinquantaine composait l’essentiel de la communauté, si l’on ne comptait pas les près de 30000 binationaux marocains de confession israélite exerçant, nous a-t-on signalé, notamment dans la médecine et certains commerces. La présence de l’un d’entre eux ne m’a pas échappée en tout cas alors que je cherchais à acheter, pour le reste du voyage, un «K- wa», c’est-à-dire un coupe-vent, en français puisqu’on est chez les Québécois. Un vêtement, tout nouveau pour moi comme le reste et dont je vais, par la suite, apprécier la précieuse et salvatrice utilité. Dès la porte d’un magasin de vêtements, deux choses ont attiré à la fois mon attention et mon odorat : le portrait en noir et blanc de Mohammed V avec son célèbre couvre-chef, le «tarbouche watani», dans un beau cadre chargé de dorures et fixé ostensiblement au-dessus du comptoir. Et puis cette forte et suave odeur d’encens qui m’a renvoyé illico presto à la ville de mon enfance. Ma mémoire n’a fait qu’un tour, un tour en arrière alors qu’elle commençait à peine à se charger d’autres faits pour me fabriquer de nouveaux souvenirs. Le commerçant a vite identifié ma nationalité, certainement à mon air étourdi provoqué par cet étonnant voyage dans le passé. Originaire lui-même du Mellah de Fès, soit le quartier jouxtant le mien, à savoir Fès J’did, on va rapidement converser en darija et évoquer des lieux précis et quelques noms de marchands du Mellah : Albert le célèbre vendeur de la loterie, celui des meilleures glaces de la ville, la dame quincaillère, toute de chaire toujours court vêtue, qui faisait fantasmer le chaland toutes confessions confondues, le cinéma Apollo pour ses péplums musculeux et ses westerns où il y a plus de coups de révolver que d’hommes par terre. Et comme il leur était interdit de visionner ces films le samedi à cause du Shabbat, leurs amis musulmans s’amusaient à les «spoiler» en révélant les intrigues. Ces gens et ces lieux de mémoire évoqués dans ce magasin embaumé d’encens, sous le regard bienveillant de Mohammed V et dans la ville de Montréal, prenaient pour le voyageur débutant que j’étais une étrange dimension. Traverser l’Atlantique, faire une escale à New York pour échanger quelques souvenirs de mon enfance avec un type du Mellah était la preuve que le monde est vraiment petit…

Le monde est peut-être petit, mais le Canada est grand. Ce grand pays, comme des écrivains et journalistes que j’ai rencontrés m’avaient expliqué à l’époque où le conflit entre les provinces francophones et anglophones était assez violent, est une immense solitude coupée en deux. Mais la cicatrice est invisible car effacée par un brassage ethnique qui commençait à estomper les velléités ségrégationnistes. Très peu de pays, et de moins en moins encore aujourd’hui, ont réussi une telle intégration ou assimilation, peu importe le vocable. Le Canada l’a réussi, aidé en cela certes par l’immense superficie du pays, mais surtout par le respect de la différence pour laquelle il a été créé, déjà à l’époque, un département chargé de protéger les cultures des minorités. La particularité de cette société du vivre-ensemble se remarquait à l’époque et je l’avais souvent constaté tout au long de ce voyage à l’Est comme à l’Ouest.