Idées
Bris de verre et bruit de mots
Paul Valéry, que le grand Taha Hussein cite souvent et dont
il a traduit quelques textes, pense non sans humour
qu’«entre deux mots, il faut choisir le moindre».
L’extension abusive du domaine de la critique littéraire marocaine vient d’atteindre involontairement la frontière du rire. Peut-être faut-il s’en féliciter car l’humour n’a jamais eu accès à ce no mans’s land aride de la réflexion intellectuelle. Les faits d’abord, comme on dit dans la rubrique des faits divers. Il s’agit d’une sortie hargneuse, dans le quotidien Al ittihad Al ichtiraki, du critique Abderrahim Allam contre le roman Rafif Al Foussoul du dernier lauréat du Prix du Maroc, Mohamed Maâzouz. Cette sortie entre dans le cadre d’un débat qui secoue le cercle littéraire marocain de langue arabe sur la crédibilité des prix accordés à certains ouvrages. Ceux qui suivent le même débat à propos des prix littéraires en France ne trouveront rien de nouveau quant aux griefs. Avec cette différence, énorme, que ni la quantité ni la qualité de l’offre ne sont comparables ; ni d’ailleurs la nature des institutions chargées de primer les lauréats. Mais, au-delà de ce débat, fort légitime du reste, c’est plutôt la manière dont le critique s’en prend au romancier qui ne manque pas de sel. Dans un long article truffé de notes et de renvois aux pages et passages incriminés, son auteur relève près d’une soixantaine de fautes de grammaire, de syntaxe et autres bévues ou déviances rhétoriques, à ses yeux impardonnables et donc rédhibitoires. Ce réquisitoire selon lui suffirait à destituer le lauréat et pourrait renvoyer le jury responsable de ce choix à l’école primaire. De mémoire de lecteur des pages culturelles de la presse en langues arabe et française, on n’a jamais eu à lire un article aussi bien et aussi fréquemment «souligné au stylo rouge». Même un prof plein d’abnégation et des plus sourcilleux n’aurait pas fait mieux. «La grammaire est une chanson douce», dirait Erik Orsenna. Tu parles ! La réponse ne s’est pas fait attendre. Moins d’une semaine après la publication de cette méga critique littéraire, le droit de réponse a été tout aussi pointilleux et farci de références et de renvois. Usant du même calibrage en termes de mots et optant pour un ton indigné, ombrageux et faussement narquois jusqu’à friser la grivoiserie, le romancier se met alors à son tour à corriger les fautes et bévues grammaticales relevées dans l’article du critique. Un exemple de cette séquence de l’arroseur arrosé (mais on vous la fait courte car il y a plein de références lexicographiques et philologiques intraduisibles en français et peut-être même dans d’autres langues, sauf dans la langue byzantine). Le critique avait relevé comme erreur cette phrase, en page 55 de l’ouvrage, la plus succulente et celle dont on trouve un chouia l’équivalent en français : «Charibtou ma tabaqqa mina al kâssi » (J’ai bu ce qui restait du verre). La formulation juste serait : «Charibtou ma tabaqqa fi al kaâssi» (j’ai bu ce qui restait dans le verre). Pour le critique, cela reviendrait à boire ce qui reste du contenant, à savoir des morceaux de verre. Le romancier ne l’entend pas de cette oreille et, après avoir soutenu que le verre désigne à la fois le contenu et le contenant, oppose au critique un passage du Coran – «Wa s’ali al qariata allati kounna fiha» (Et demande au village o๠nous étions), o๠il n’est question ni de verre ni de boisson. Le but de cette citation coranique impromptue ? Expliquer au critique le sens d’une métonymie, «al istiâara». A moins que ce ne soit pour lui clouer le bec car il ne saurait alors mettre la rhétorique du Livre Saint en question. C’est vous dire le degré de modernité de ce débat d’idées et de culture et la hauteur intellectuelle qu’il a atteint. Il reste que le débat autour de la crédibilité des prix littéraires – prétexte à cette polémique byzantine sur le sens des mots et des métonymies – est sans objet, voire sans sujet, tant que l’on n’aura pas réglé cette façon de boire entre ce qui reste «du verre» et ce qui reste «dans le verre». Paul Valéry, que le grand Taha Hussein cite souvent et dont il a traduit quelques textes, pense non sans humour qu’«entre deux mots, il faut choisir le moindre». Prenons-le au mot et choisissons «du» (verre) au lieu de «dans» (le verre), tout en nous excusant auprès du critique en colère. Quant au roman en question, Rafif al foussoul (que l’on pourrait traduire par «succession des saisons»), son auteur déclare dans son droit de réponse que cette polémique va contribuer à son succès et à sa promotion. C’est tout le mal qu’on lui souhaite et tel que cela s’annonce à coups de ce qui «reste du verre et dans le verre», il doit y avoir là -dedans à boire et à manger.