Idées
Après le 16 mai :Le clash intérieur
Les hypothèses sur la façon dont les activistes extrémistes
parviennent à réduire au silence la majorité, mais aussi
l’élite intellectuelle, puisent dans l’anthropologie, l’histoire,
le politique. Akeel Bilgrami, lui, invoque le clash intérieur qui se produit
dans la conscience des musulmans modérés.
Pourquoi les musulmans modérés ne s’expriment-ils pas ? Pourquoi la censure de la minorité réussit-elle dans les contextes musulmans et pas dans d’autres ? Nous savons tous que les extrémistes sont minoritaires dans nos sociétés, même s’il leur arrive de bénéficier de la sympathie de larges couches de la population. Il s’agit, il est vrai, de minorités déterminées, dont les membres sont sûrs de détenir la vérité totale et d’être les seuls à la détenir. Ils sont certains d’avoir le monopole de la vérité et de la rectitude. Ils considèrent les autres, qui forment la majorité de la population, comme des égarés, ou, au mieux, comme des «tièdes» qui n’ont pas eu le courage de répondre à l’appel.
Sacralité de l’écrit dans les sociétés où la culture des masses est orale
Ce genre de clivage, entre majorité apathique et minorité décidée, se produit assez souvent. Il se manifeste dans divers contextes, pas seulement dans le nôtre. Les idéologies exclusivistes, les attitudes extrêmes en religion comme en politique (sur ce plan, les deux se confondent), triomphent généralement dans des cercles réduits. Le plus souvent, leurs adeptes se regroupent en communautés fermées et choisissent de vivre à l’écart de la masse de la population, que ce soit symboliquement ou réellement. Néanmoins, leur influence dépasse souvent les limites des cercles de militants actifs. Ceux d’entre eux qui font appel aux préceptes de l’islam réussissent encore plus que d’autres à imposer un genre d’influence bien particulier : une censure implacable sur les discours, la recherche et la pensée en général. Ils réussissent en effet à réduire la majorité, mais aussi l’élite intellectuelle, à être vraiment silencieuses. Pourquoi ?
Les chercheurs contemporains proposent toute une gamme d’explications. Les anthropologues par exemple insistent sur la sacralité de l’écrit dans des sociétés où la culture des masses est orale. Ceux qui n’ont pas accès à l’écrit, aux livres et à ce qu’ils enseignent, tendent à avoir des attitudes de révérence, souvent excessive, pour tout ce qui est transmis par leur moyen. D’autres chercheurs, des islamologues pour la plupart, pensent que la raison est à chercher du côté d’un dogme spécifique à l’islam, celui de la fin de la révélation, qui a été interprété comme l’expression ultime du sacré. Une telle interprétation rendrait la main des fuqaha extrêmement «lourde», et limiterait toute possibilité de relativisation, atténuation ou nuance. On peut ajouter enfin que la situation internationale est pour beaucoup dans ces attitudes. Le fait que le monde soit fortement polarisé aujourd’hui et que les musulmans soient confrontés à des menaces qui portent parfois sur leur existence même en tant que communautés (Bosnie, Palestine, Tchétchénie), fait que tout discours critique passe pour un acte de trahison.
Faut-il relever également le fait que, chez les musulmans, la religion a cristallisé pendant des siècles la conscience morale de la collectivité ? Ceux qui en appellent à ses principes réussissent à faire taire toutes les critiques, du fait que la foi islamique est à l’origine des attitudes à travers lesquels les individus dépassent leur égoïsme et se mobilisent pour la survie de leurs communautés, que ce soit sous forme de solidarité avec les démunis ou de défense contre l’ennemi extérieur.
Les musulmans semblent n’avoir, en dehors du nationalisme et du tribalisme, que la ressource religieuse
La religion a longtemps formé, dans les sociétés musulmanes, le socle sur lequel s’est construit la légitimité de l’action collective, le «pacte social» en quelque sorte. Les mouvements nationalistes modernes l’ont bien compris : ils n’ont pas hésité à faire vibrer la fibre islamique, alors même que leur cause n’avait rien de religieux. De l’Algérie à la Tchétchénie, le combat contre l’occupant étranger est passé par l’appel au fondement ultime de la solidarité collective, le sentiment religieux, en tant que conscience d’une appartenance et appel au dépassement de l’individualité. Si, comme le dit James Caroll(1), la religion est «un réservoir de sensibilité morale», les musulmans semblent n’avoir, en dehors du tribalisme et du nationalisme (dont l’influence est soit locale soit passagère), que la ressource religieuse. Les musulmans sont-ils de ce fait un groupe à part, une civilisation irréductible aux valeurs modernes ? Y aurait-il là une confirmation de la théorie du «clash des civilisations», où les musulmans, quelles que soient leurs diversités, formeraient un camp à part ?
En fait, cette théorie a déjà fait l’objet de critiques qui ont mis à nu son caractère grossièrement simplificateur, ignorant le fait, massif, qu’il y a plus de différenciations à l’intérieur de ce qui est appelé «civilisations» qu’entre elles. Depuis qu’elle a été proposée par le politologue Samuel Huntington, cette théorie a fonctionné comme une prophétie qui se réalise elle-même. Elle a servi à justifier des politiques plutôt qu’à expliquer des faits. On pourrait penser alors que le clash à l’intérieur des civilisations est plus important que celui séparant les civilisations et qu’aujourd’hui, dans nos contextes, il oppose majorité (silencieuse et pacifique) et extrémistes (bruyants et violents). En fait, selon Akeel Bilgrami, le vrai clash intérieur dans nos sociétés aujourd’hui, celui qui aiderait à expliquer la situation actuelle, est celui qui se produit au niveau de la conscience des musulmans modérés(2). Ceux-ci sont en effet profondément partagés entre la solidarité avec leurs communautés et la nécessaire critique historique des héritages du passé qu’impose l’adaptation à la modernité. Déployer des attitudes critiques envers l’héritage culturel et religieux, à des moments où leurs communautés font face à de grandes menaces, ne semble pas être approprié. Ou peut-être faut-il inverser l’argument : lorsque la communauté doit faire face à des menaces (intérieures ou extérieures), la critique des lectures fondamentalistes des traditions religieuses n’est pas permise. Comme nous l’avons vu, dans les années vingt et trente du siècle dernier, des élites politiques avaient choisi de limiter la liberté de penser pour se protéger à peu de frais et pour diminuer les chances d’émancipation des masses. Maintenant une nouvelle étape est franchie : ceux qui peuvent contribuer à affranchir les esprits des préjugés et de l’ignorance sont pris dans un dilemme intérieur. Faut-il pour autant baisser les bras ? A suivre…
(1) James Caroll : «Why religion still matters?», in Daedalus : Journal of the American Academy of Arts and Sciences, été 2003.
(2) Akeel Bilgrami: «The clash within civilisations», in Daedalus : Journal of the American Academy of Arts and Sciences, été 2003.
NB : le présent texte fait partie d’une chronique en cinq parties dont la dernière paraîtra dans notre prochaine édition.