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Idées

Années «U» et années sans (12)

après être passé haut la main, mais le cœur lourd, au concours des instituteurs et à celui des infirmiers, une franche discussion avec mon père me dissuada, au grand dam de ma mère, d’aller faire l’école aux gosses ou leur planter des piqûres aux fesses.

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chronique Najib refaif

Parfois les mots n’ont pas toujours le même sens. Le mot nostalgie est de ceux-là. Pour les uns c’est une douce mélancolie et pour d’autres une blessure ré-ouverte. J’aime les mots quel que soit leur sens et si j’ai écrit auparavant que, d’une certaine période de ma vie, je n’ai gardé aucune nostalgie, cela est vrai dans les deux sens de ce vocable.

Passant en revue les «Années U» de ma jeunesse (Années universitaires, comme on disait «Resto U pour la cantine des étudiants), j’ai constaté que ma mémoire, pourtant dévoreuse de détails, de petits riens et suffisamment spongieuse pour les absorber, est restée malgré cela assez sélective pour je ne sais quelle raison. La mémoire a ses raisons que les souvenirs du «narrateur de soi» ignorent. Lorsque l’ego journalistique du chroniqueur mène le récit biographique sous le signe du «je», l’enquête sur soi qu’il entreprend –et en quête de souvenirs pour reconstruire une histoire à raconter– se transforme en une écriture qui relève de l’aventure. Et l’aventure, par définition, mène à la découverte de l’inconnu. Mais assez d’introspection ! L’extension de son domaine ne mène pas nécessairement à une vérité sur soi ni à la vérité en soi. Toujours est-il que les Années U sont pour moi aujourd’hui des années sans. Une parenthèse ni heureuse ni malheureuse dans l’itinéraire d’un jeune Marocain des années 70 de l’autre siècle monté à Rabat (comme on disait même lorsqu’on descendait de sa montagne) pour étudier et, plus tard, pour gagner sa vie. Déjà après le fameux diplôme du Brevet, qui avait de la valeur en son temps, ma mère me poussait avec insistance à aller gagner ma vie, ou celle des miens plus exactement. Après être passé haut la main, mais le cœur lourd, au concours des instituteurs et à celui des infirmiers, une franche discussion avec mon père me dissuada, au grand dam de ma mère, d’aller faire l’école aux gosses ou leur planter des piqûres aux fesses. «Ni oustad, ni f‘ramli ! Tu seras bachelier mon fils !» Pour lui, homme de peu, comme pour nombre de nos voisins de quartier, le bac était déjà un horizon indépassable. Un matin d’un été suffocant, mon nom parut sur une liste affichée par un journal de langue française (Etait-ce l’Opinion ou le Petit Marocain, journal ultra officiel qui se transformera en le Matin ?)Ainsi suis-je passé de l’autre côté de l’horizon imaginé par mon père. Bien plus tard, mon patronyme, avec et sans trait d’union, figurera dans d’autres journaux que ceux-là comme signature, cette fois-ci, d’articles, d’entretiens, d’éditos, de critiques et autres chroniques sur le temps marocain, les choses de la vie et parfois celles de la mienne.
C’est ce souvenir que ma mémoire vagabonde a mis au jour alors que, par un après-midi doux et clair, je me tenais au bord de l’océan en compagnie de mon père venu me rendre une visite rapide

comme à son habitude. C’était il y a quelques années avant son décès. Il se tenait là, taiseux de nature, le visage paisible et le regard plongé dans l’océan. Homme pieux sans démonstration et serein dans la pratique de sa religion, il entretenait avec la mer les rapports qu’entretiendrait un homme simple de la plaine. Ni crainte, ni engouement. Il aimait bien contempler l’océan, mais de loin. Ni trempette dans l’eau, ni petite marche sur le sable de plage. Pour lui, le coucher du soleil qui dardait l’horizon annonçait l’heure de la prière du même nom. Quant à sa beauté, c’est un don d’Allah et la preuve de Son Existence. J’aimais bien chez lui cette vision océanique spirituellement romantique. Ce n’était pas la mienne, mais on évitait toute discussion sur le sujet. On ne discutait pas beaucoup du reste. Un père taiseux en compagnie d’un fils méditatif face à l’infini tumultueux de l’océan… Un amour qui ne dit pas son nom parce qu’aucun de nous n’avait les mots pour le dire ; lui encore moins que moi sans doute. Seulement ces deux taiseux face à un océan qui grondait en poussant des vagues sur les rochers déchiquetés… Un matin, peu de temps après son décès, je me suis tenu assis à cette même place où nous contemplions l’horizon avant le coucher du soleil, lui qui guettait l’heure de la prière et moi qui attendais la tombée de la nuit. C’est ce souvenir qui me revient comme une épiphanie.

C’est un matin comme les autres matins d’un mois frais de janvier sous un soleil faussement printanier. La plage est déserte et seule une vieille femme promène son chien, mais c’est ce dernier qui décide de son itinéraire. Parfois il s’arrache pour courir vers les rochers et la femme est bien obligée de suivre. Puis il change d’avis et l’attire vers une dune de sable jonchée de détritus. Entre le bout de la laisse et l’animal, il y a cette courte distance de liberté qu’on accorde aux êtres que l’on aime ou à ceux auxquels on est attachés : pas trop loin et juste ce qu’il faut pour ne pas rester seul. Par habitude ou par lassitude, la dame libère le chien et enroule la laisse autour de son avant-bras. L’animal lui fausse compagnie et s’en va gambader en zigzagant, reniflant çà et là le sable à la recherche d’on ne sait quelle trace… Assis sur un muret surplombant la plage, vestige d’un cabanon détruit il y a bien longtemps, j’avais en face de moi, comme au cinéma sur un grand écran, un plan-séquence d’un film sans scénario. Un peu comme le film d’une partie de ma vie…