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Idées

A trop tirer sur la corde

Aujourd’hui, cette médina qui fut le haut lieu de la vie traditionnelle de Marrakech
est déflorée. Une à  une, ses maisons passent entre des mains étrangères qui leur
impriment une nouvelle identité. Un moindre mal, vous dira-t-on, car elles tombaient
en ruine. Sommes-nous donc condamnés à  être toujours «sauvés» par l’argent trébuchant
de l’autre, cet autre auquel, dans le même temps, notre à¢me se ferme avec violence
?

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Pour ce réveillon 2007, Marrakech a affiché complet. Mais si ses hôtels ont sauvé la mise, c’est aux nationaux, longtemps traités avec désinvolture, qu’ils le doivent. Côté touristes étrangers, en effet, l’engouement de ces dernières années semble accuser le coup. Des statistiques, ceux du tourisme français en 2007, ont jeté un froid sur l’euphorie qui prévalait jusque-là . Après une nette ascension trois années durant, on enregistre un recul qui donne la migraine aux professionnels du secteur. Et pour cause : les Français constituent l’essentiel des visiteurs étrangers reçus par Marrakech en tant que destination de vacances. Si sensibles qu’ils puissent être à  l’aura de la capitale du sud, les habitants de l’Hexagone commencent à  trouver celle-ci beaucoup trop onéreuse pour leur portefeuille. Dans le même segment, la Tunisie et la Turquie offrent des packages autrement plus intéressants. Du coup, les cimes enneigées de l’Atlas se trouvent sans plus d’états d’âme troquées contre les eaux bleues du Bosphore ou la douce tranquillité de Sidi Bou Saà¯d. A voir les prix pratiqués ici, certains mêmes libellés en euros plutôt qu’en dirhams, cela se comprend aisément. A trop tirer sur la corde, celle-ci finit par casser. Marrakech ressemble à  une belle dont on s’est trop pâmé sur les charmes : se croyant définitivement irrésistible, elle a fait monter les enchères, prenant le risque de voir ses prétendants regarder ailleurs.

Une petite décennie de «branchitude» internationale est en passe de réussir ce que quarante-quatre ans de présence coloniale n’ont jamais pu réaliser : dénaturer une ville millénaire connue pour aborder les biens de ce monde avec un détachement serti d’humour. De par sa création par des hommes du désert, Marrakech possède une conscience aiguà« de l’évanescence du temps. Il y a, inscrit dans ses gènes, ce sens de l’infini hérité de ses ancêtres dont le regard se nourrissait de l’immensité de l’horizon. Au fait de la finitude de la vie, elle savait le côté éphémère des choses et par là , l’absurdité qu’il y a à  les sacraliser. Ce n’est pas le fruit du hasard si ses hommes les plus illustres furent ces sayyed dont la vie n’était qu’ascétisme et vénération de l’Eternel. Mais tout cela, malheureusement, aurait tendance à  se conjuguer au passé. Devenue le nouvel eldorado des spéculateurs, Marrakech découvre l’appât du gain. Et celui-ci la consume, la dépouille de ce qui fait sa nature profonde. En même temps qu’elle s’étourdit de faux plaisirs en s’inventant de vaines occupations, Marrakech se déleste de ses gens. Combien sont-ils à  avoir troqué la maison familiale contre un argent qui leur semblait mirobolant au premier abord, mais ne leur a offert par la suite d’autre alternative que de s’exiler à  la lisière de la ville ? Car, quand les prix flambent, ils flambent pour tout, pour le riad qu’on a cédé comme pour le nouveau logement qu’on doit acquérir. Mis à  la porte, les fils de la ville s’y muent en étrangers. Du temps du Protectorat, aussi puissant que fût le «protecteur», son influence s’arrêtait à  la porte de la médina. A l’ombre des murs de cette dernière, la vie continuait, immuable, dans le respect des us et coutumes de toujours. Aujourd’hui, celle-là  même qui fut le haut lieu de la vie traditionnelle est déflorée. Une à  une, ses maisons passent entre des mains étrangères qui, les délestant de leur histoire, leur impriment une nouvelle identité. Un moindre mal, vous dira-t-on, car elles tombaient en ruine et étaient condamnées à  mourir. C’est vrai, mais sommes-nous condamnés à  être toujours «sauvés» par l’argent trébuchant de l’autre, cet autre auquel, dans le même temps, notre âme se ferme avec violence ?

Ces demeures, ces lieux de la mémoire ancestrale, ne pouvions-nous pas, par nous-mêmes, Å“uvrer à  leur sauvegarde ? Comme par miracle, de l’argent aujourd’hui, il en coule à  flot à  Marrakech. Mais ceux qui le détiennent se soucient comme d’une guigne de la préservation du patrimoine. Leur unique préoccupation est de faire grimper les prix, d’édifier des murs sur la moindre parcelle de terrain quitte à  ce que les cloisons qui s’élèvent entre les catégories sociales deviennent de plus en plus hermétiques. Sous le Protectorat français, Marrakech, à  l’image des autres villes du royaume, se partageait en trois espaces, la médina, le mellah et la ville nouvelle. A l’intérieur de celles-ci, les communautés présentes, à  savoir les musulmans, les juifs et les Européens, évoluaient en vase clos, séparées par des murailles mentales impénétrables. Quand on se promène aujourd’hui sur les belles allées fleuries de l’Hivernage, qu’on prend un café à  18 DH ou déguste un gâteau à  25 DH et puis qu’ensuite, on laisse son regard couler sur le visage buriné d’un conducteur de calèche, il y a comme quelque chose qui résonne à  l’oreille, quelque chose qui ressemble à  s’y méprendre au bégaiement de l’histoire.