Idées
A propos du ralliement du Glaoui
Au-delà des tentatives d’explication de l’auteur sur ce qu’il appelle le «ralliement» de son père
au Sultan Mohammed Benyoussef, l’ouvrage(*) de Abdessadeq El Glaoui – fils du pacha – nous fait revivre, dans une lecture à la fois historique et, ce qui est plus rare, psychologique, une période très intéressante de l’histoire récente du Maroc.
Le ralliement : le Glaoui mon père : le titre de l’ouvrage de Abdessadeq Glaoui déroute, pour ne pas dire qu’il fourvoie, car à mon sens il ne s’agit pas de ralliement à proprement parler, mais d’un calcul politique froid. Le Glaoui, avec sa puissance, ses alliances, son sens politique, voire son cynisme, a joué et il a perdu. On n’a pas à l’accabler par des attributs du type «traître», ou autres. En politique, on perd plus qu’on ne gagne – surtout quand on est une personne d’exception – et on gagne plus par le concours des circonstances que par le mérite ou la valeur intrinsèque.
Il n’y a pas de connotation péjorative à la notion de féodalité
Ce qu’on lui reproche – au Glaoui – ou ce que l’histoire retiendra, c’est sa perte mal vécue, par un rachat qui s’accompagne d’une gestuelle d’un autre âge. Abdessadeq El Glaoui, fils du pacha, essaye d’expliquer le geste de «ralliement», ou de soumission. ll ne convainc guère. Le geste n’a rien de religieux. Il est en totale conformité avec un Maroc archaïque, ce que des jeunes, dont Abdessadeq lui-même, combattaient. Un jeune de l’époque, du même âge que Abdessadeq, qui a vécu passionnément cet épisode, en fait une lecture plus appropriée. Du côté où il se plaçait, et commentant le «ralliement», il voyait dans le Glaoui prosterné le triomphe du héros cornélien Auguste, «magnanime», qui pardonne celui qui a conjuré contre lui : Cinna. Il l’absout parce qu’il est le plus fort et parce qu’il veut une place dans l’histoire.
Au moment où on proclame à cor et à cri la réappropriation, ou l’appropriation de notre histoire, on ne peut pas faire l’impasse sur ce personnage hors du commun : Thami Glaoui. Politicien accompli lors de l’acte fondateur du Maroc moderne, en l9l2, il était au rendez-vous des grands moments qui ont ponctué l’histoire du pays. Politicien, manœuvrier, mais féodal aussi, car la réalité marocaine l’était, et l’est restée après lui. Il ne faut pas donner à la féodalité, ni aux féodaux, une connotation péjorative. C’était un mode de gouvernance, qui ne faisait pas de distinction entre caisse publique et privée, ne connaissait ni séparation des pouvoirs ni comptabilité. Les féodaux ne sont pas moins efficaces et contrairement au pouvoir moderne, impersonnel, ils entretiennent avec leurs affidés des relations très personnelles. Ce qui est condamnable, ce n’est pas tant d’être féodal dans un contexte féodal mais plutôt de le rester dans un environnement qui ne l’est plus. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le Maroc avait changé en profondeur. El Glaoui ne l’a pas compris ou peut-être l’a-t-il compris mais, accablé par ses compromissions avec la Résidence, il ne pouvait opérer de changement. Mohammed Ben Youssef l’a compris et a agi en conséquence, non sans péril. C’était même, plus que de la témérité, une pointe de folie que de se mettre à dos une partie des chefs traditionnels adossés à la bienveillance de la Résidence générale, voire à sa complicité et des maîtres des rouages de l’économie et de l’administration, les Français du Maroc.
La trame politique au Maroc est humaine, tissée par des déterminants psychologiques
Lire le ralliement du Glaoui, c’est donc lire une page de notre histoire faite d’alliances par intérêt et par défaut plus que par conviction, de mésalliances, de coups de théâtre, d’intrigues, où la victoire a un goût amer, où la défaite recèle l’espoir. Un drame shakespearien. Ecoutez ce passage d’un livre honni, mais qui n’a pas moins marqué les esprits du Maroc indépendant, à savoir Révolution au Maroc de Robert Montagne, car à sa «révolution», faite d’alliances entre des féodaux, des colons et la Résidence générale sous couvert d’un sultan fantoche, se substitua la «Révolution du Roi et du peuple», devenue, depuis, un moment fondateur du Maroc moderne et de la monarchie. «Le Glaoui, qui est le conducteur du mouvement, retire sa puissance de la fidélité d’une tribu berbère conquérante ; et sa principauté, sous la forme que nous connaissons, est un anachronisme aussi choquant pour nous-mêmes que celui du Palais du Sultan (…) Le problème politique n’est pas pour autant résolu car il est bien évident qu’on ne pourra, dans l’avenir, continuer à s’appuyer sur les forces du passé» (p. 253-254). Le Glaoui était bel et bien une force du passé. Abdessadeq a eu le mérite de contribuer à démêler l’écheveau d’une trame enchevêtrée où la petite histoire, fortement présente – et intéressante – n’a pas pour autant éclipsé l’histoire. Mais il n’y a pas que l’histoire. Qu’est-ce qui fait que des individus très proches de l’institution se retournent contre elle? Le Glaoui n’était ni le premier ni le dernier. On ne peut expliquer la chose par les seuls vocables moralisateurs de traîtrise ou de fidélité. Ce serait simpliste. La réponse ne se trouve-t-elle pas dans l’histoire et la psychologie ?
Les individus-clés incarnent des pouvoirs réels, qu’ils soient féodaux ou sécuritaires, qui arrivent à être érodés mais l’institution, telle un navire, suit les courants et l’évolution de la société. C’est à son actif. Les autres centres de pouvoir ne peuvent suivre sans saper le fondement de leur puissance ou de leur existence. Ils se muent en opposants acharnés mais ils perdent, non par le fait de la baraka, mais plutôt parce qu’ils sont en déphasage par rapport à la société. Voilà pour l’histoire.
Pour la psychologie, on n’aime pas, quand on a l’histoire pour soi, être redevable… Cette dimension psychologique est absente dans les livres qui traitent de la politique marocaine. Abdessadeq s’est frotté à cet exercice psychologique. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. En définitive, la trame politique au Maroc est humaine, trop humaine, tissée par des déterminants psychologiques, et demeure un jeu fermé ou presque, entre gens qui se connaissent et qui changent de rôle, comme dans une pièce, où il y a un manque d’acteurs et d’allié, voire de pilier. On passe le plus normalement du monde au rôle d’opposant, voire d’ennemi, où rien n’est définitif, ni la gloire, ni la décrépitude
Les individus-clés incarnent des pouvoirs réels, féodaux ou sécuritaires, qui arrivent à être érodés mais l’institution, elle, suit l’évolution de la société. Les autres centres de pouvoir ne peuvent suivre sans saper le fondement de leur puissance. Ils se muent en opposants acharnés mais ils perdent, non par le fait de la baraka, mais plutôt par ce qu’ils sont en déphasage par rapport à la société.