Idées
A l’épreuve du réel
Face à cet enfant-mendiant qui pleure, désarroi. Que faire sinon
tirer de sa poche le billet qui console ? Et, de ce fait, soutenir de façon
indirecte le travail des mineurs. Donc faillir à ses principes.
L’enfant pleure à chaudes larmes. Après avoir tenté de convaincre un motocycliste de le prendre sur sa moto, il est retourné s’asseoir sous un abribus. La tête entre les mains, il se laisse aller à son chagrin. La nuit est tombée depuis longtemps. A l’image des autres artères de la ville, un flot de véhicules déboule sur le boulevard Abdelkrim El Khattabi. Enfin sustentés, les Casablancais sortent respirer un bol d’air. C’est là, pour beaucoup, le meilleur moment de la journée, celui où, le ventre rempli, on retrouve le sourire et le plaisir de la convivialité. Ce n’était pas le cas pour l’enfant, interdit pour sa part de farniente. Posté au feu-rouge, il lui fallait, comme chaque soir, faire tomber un peu d’argent dans l’escarcelle familiale en vendant des chewing-gums aux automobilistes. Seulement aujourd’hui, manque de chance, un policier l’a attrapé au collet. Il a écopé d’une gifle et plus grave encore, d’une confiscation de sa marchandise. D’où les gros pleurs qui l’agitent : comment retourner à la maison et annoncer au père la perte sèche de 50 DH ? «Rhadi yslakhni», s’affole le petit camelot, la voix étranglée par les sanglots.
Face à cet enfant-mendiant qui pleure, désarroi. Que faire sinon tirer de sa poche le billet qui console ? Et, de ce fait, soutenir de façon indirecte le travail des mineurs. Donc faillir à ses principes.
Qu’elle est grande la distance qui sépare la théorie de la pratique, surtout en un temps comme celui du mois de Ramadan au cours duquel les relents acres de la misère remontent de toutes parts ? Tant que l’on est dans sa bulle, à évoluer dans son petit monde loin de tout contact avec le réel dans sa vérité crue, développer des discours est chose aisée. Ainsi, par exemple, face à la mendicité grandissante qui envahit nos rues et agresse notre regard, l’on peut dénoncer la professionnalisation du phénomène et ceux qui, au détriment de leur dignité, préfèrent, pense-t-on, tendre la main plutôt que d’aller travailler. Mais pour peu que l’on se donne la peine de discuter avec l’un ou l’autre de ces êtres à la dérive, l’argumentaire s’effrite. Devant la misère nue qui s’exprime, l’on n’a plus de mots. Ainsi de cet homme qui vient frapper à la fenêtre de votre voiture pour vous demander quelques pièces. Face à sa jeunesse et à sa bonne santé, vous vous indignez. Vous lui dites que c’est une honte qu’il mendie alors qu’il a la capacité physique de travailler. Il vous explique alors qu’il était employé dans une entreprise de chaussures jusqu’à ce que celle-ci ferme ses portes. Que, depuis, il a cherché partout un autre travail, s’est présenté dans des usines, sur des chantiers, mais en vain. Alors, parce qu’il a une famille à nourrir et qu’il lui faut bien ramener quelque chose le soir à la maison, il tend la main. Que dire, que répondre à cet homme dont le regard las vous transperce le cœur ? Ne pas encourager le phénomène, ne jamais donner d’argent aux valides et aux enfants, ah, vous êtes bien, là, avec vos beaux principes! Du coup, vous regrettez d’avoir engagé cette discussion. Désireux de ne plus rien entendre, vous piochez une pièce au fond de votre sac et vous vous enfuyez. Mais il est trop tard. L’histoire de l’homme ne vous lâche plus. Derrière chaque nouvelle main qui vous agrippe, vous repensez à lui. Vous ne savez plus quoi faire. Donner, ne pas donner ? La mendicité dans notre environnement a pris des dimensions incommensurables et cette image de soi renvoyée au quotidien fait mal. La perte de dignité véhiculée par le phénomène éclabousse l’ensemble de la société. Mais pour un ventre qui crie famine, que peut bien signifier ce concept ? Plus encore : que veut-il dire, d’une façon générale, dans un contexte où les rapports marchands ont pris le pas sur le reste ? Si l’on poussait le raisonnement, ne verrait-on pas en effet à travers cette main qui quémande, le reflet d’un état donné de la société ? D’autres pays, tout aussi frappés par la précarité que le nôtre, ne connaissent pas, ou si peu, le phénomène (la Palestine par exemple). Pourquoi ? Est-ce parce que la solidarité sociale y est plus forte, l’estime de soi plus importante? Cela va de soi. Aussi, face à ces exclus sur lesquels tous les jours notre regard butte avec honte et colère, la première question à se poser ne serait-elle pas: que puis-je faire, moi, à mon niveau, pour que ces dos se redressent ?